Histoire de prolonger encore un peu les effluves capiteux du bicentenaire verdien, après un coffret regroupant des intégrales verdiennes live de Maria Callas dans ses années glorieuses (voir compte rendu), Forlane consacre un coffret à des enregistrements verdiens du MET provenant de la fin des années 50 et du début des années 60, époque où les gosiers en or affluaient sur la scène new-yorkaise. Comme dans le cas de Callas, cette compilation a été établie pour Forlane par la firme Malibran.
Par son propos, ce coffret ressemble singulièrement à celui publié par Sony Classical à l’automne dernier, et commenté dans ces colonnes. Deux différences néanmoins: moins d’opéras pour Forlane (8, contre 10 chez Sony: on perd Falstaff, Forza, Nabucco et Simon Boccanegra, mais on gagne Le Trouvère et Don Carlo), et une amplitude temporelle plus resserrée. Les représentations retenues couvrent en effet 7 années (de La Traviata de 1955 au Macbeth de 1962) quand le coffret Sony couvrait plus de 30 ans de chant verdien.
Ce coffret offre un reflet assez fidèle du niveau moyen du MET des années de l’ère Bing, avec ses atouts indéniables, mais aussi ses limites.
A l’actif, on placera naturellement la capacité à réunir des distributions dans l’ensemble flatteuses. Au passif, il est difficile de ne pas mentionner un certain négligé dans l’exécution (assez largement imputable aux chefs, mais aussi aux lacunes intrinsèques des forces maison), mais aussi – à de rares exceptions près – une conception assez primaire du chant verdien : les grands noms ne font pas tout.
Un mot enfin sur le choix des représentations qui composent ce coffret : elles se situent en règle générale, pour ce qui est de leur intérêt musical, en léger retrait par rapport à d’autres captations disponibles, à commencer par celles retenues dans le coffret de Sony Classical. Étonnamment, ce sont surtout les sopranos qui en font les frais : en lieu et place de Leontyne Price, Virginia Zeani ou Eleanor Steber, on retrouve ici Antonietta Stella, Gabriella Tucci, Mary Curtis-Verna, qui sans démériter franchement, ne sont pas ce que la scène verdienne avait à offrir de plus convaincant à l’époque. Du côté des voix d’homme, en revanche, rien à redire: avec Corelli, Bergonzi et Del Monaco, on a sous la main les trois plus incontestables ténors verdiens du moment, tandis que les barytons, avec Warren, Merrill et Bastianini, sont royalement servis.
Procédons à la revue de détail.
Le Trouvère qui ouvre le coffret est plutôt flatteur. Captée le 27 février 1960, cette soirée permet, à défaut de la quinte flush rêvée, d’apprécier un solide brelan, avec Ettore Bastianini, Luna à la voix d’airain, Giulietta Simionato, une des meilleures Azucena du moment, et surtout le Manrico suprêmement poète et magistralement styliste de Carlo Bergonzi, idéal complément à celui exactement contemporain de Franco Corelli. On placera un cran derrière la Leonora d’Antonietta Stella, qui n’est que solide (mais ose quand même « Di tale amor » au I), et le Ferrando de William Wildermann, assez transparent. Au pupitre, Fausto Cleva fait le job, avec métier mais sans génie.
La Traviata nous ramène 5 ans en arrière, le 1er janvier 1955. En termes d’intérêt musical, on recule également par rapport au Trouvère qui précède. En Violetta minaudante, Licia Albanese, abonnée au rôle sur la scène du MET pendant 20 ans, apparaît irrémédiablement datée (au III, on ne sait pas qui de Violetta ou du public tousse le plus), rendue obsolète par celles qui sont venues après elle, à commencer par Callas. Son Alfredo, Giacinto Prandelli, est clairement un second choix. Seul le jeune Ettore Bastianini vient rehausser le niveau d’ensemble, en Germont fringant et sonore.
Le Rigoletto qui suit offre à l’auditeur des bonheurs contrastés. À l’actif figure évidemment le Bossu de Leonard Warren, capté ici tout juste un an avant sa mort sur scène, très en voix et qui sait émouvoir. Le Duc d’Eugenio Fernandi, sincère et engagé, mais au timbre ingrat, ne saurait rivaliser une seconde avec ceux de Bergonzi ou Kraus. Pour le sex appeal, on repassera. Quant à la Gilda de Roberta Peters, elle fait partie de ces soubrettes, qui certes peuvent afficher une certaine virtuosité, appréciable dans « Caro nome », mais passent définitivement à côté de la dimension tragique du rôle : un aimable contresens, en quelque sorte. Comme trop souvent, Maddalena et Sparafucile sont hélas confiés à des seconds plans. Fausto Cleva est de nouveau un chef professionnel, qui sait garantir un minimum d’intégrité musicale à la soirée. Un détail : on maudit le souffleur du MET qui, à la fin du IV, alors que Gilda vient de rendre son dernier soupir, et que son père, tout en désespoir éploré, vient de lancer un « Gilda… Gilda… » à faire pleurer les pierres, croit utile de souffler à Warren (qui doit chanter ce soir-là son 85e Rigoletto au MET) un sonore « E morta ! ». Maledetto !
L’Aïda du 3 mars 1962 fait partie des bonnes surprises du coffret. En Radamès, Franco Corelli est insolent de santé et de splendeur sonore : c’est irrésistible à défaut d’être toujours très surveillé. Cornell MacNeil assure également en Amonasro, sa malédiction au Nil ferait s’effondrer le palais de Pharaon : effet garanti. L’Aïda de Gabriella Tucci est mieux que convaincante : musicienne, au timbre charnu, elle emporte l’adhésion, sans aller jusqu’à éclipser le souvenir de Price, inapprochable en ces années-là. On n’en dira pas autant de l’Amneris d’Irene Dalis, bien peu crédible en fille de roi, par ailleurs en difficulté dans le registre grave.
On monte encore un cran au-dessus avec Un Bal masqué. La représentation du 17 mars 1962 est bien connue et figure, à bon droit, parmi les live les plus recommandables de la discographie. Le mérite en revient d’abord au Riccardo définitif de Carlo Bergonzi, sans doute ici dans son meilleur rôle verdien. C’est de bout en bout une leçon, à savourer et méditer comme telle. Autour de lui, c’est la fête : Leonie Rysanek est une Amelia peu idiomatique, c’est vrai, mais aux moyens impressionnants et à l’investissement dramatique qui emporte tout sur son passage. On retrouve avec plaisir Robert Merrill, digne successeur de Leonard Warren dans les rôles de baryton verdien, et dont le Renato très bien chantant s’impose. Anneliese Rothenberger campe un page étincelant, et Jean Madeira ne dépareille pas l’ensemble en Ulrica (elle se sort même très bien de son « Re dell’abisso »). Pour parachever l’ensemble, la direction inspirée du maestro Nello Santi fait merveille. Une authentique réussite, et une très belle soirée verdienne.
On reste sur les sommets avec Otello. Là encore, cette représentation de mars 1958 est bien connue des discophiles. Elle permet d’apprécier, au sommet de sa gloire vocale, le Maure de Mario Del Monaco, abonné au rôle en cette période, et multirécidiviste dans la discographie. Tout a déjà été dit sur cette incarnation tout en force et en puissance, mais qui franchit plus d’une fois les limites du bon goût. Cette représentation trouve Del Monaco toujours aussi impressionnant, mais plus sobre que dans la moyenne de ses prestations au disque : on n’en s’en plaindra pas. Il a pour partenaire la Desdémone de Victoria de Los Angeles, qui n’est que miel et amandes, d’une pureté angélique, même si les emportements du duo du III (« E io son l’innocente cagion di tanto pianto ») la poussent dans ses limites, ainsi que le Iago un brin monolithique de Leonard Warren. On signalera les remarquables bonus qui complètent le second disque, et proviennent d’une représentation de mars 1955 : dans la quasi-totalité du IV, Renata Tebaldi incarne une Desdémone de premier ordre, supérieurement émouvante dans l’air du Saule et l’Ave Maria. Un miracle n’arrivant jamais seul, Del Monaco est encore plus sobre qu’en 1958, ce qui nous vaut un « Niun mi tema » d’anthologie, garanti sans sanglot intempestif !
Après de telles splendeurs, on déchante (dans tous les sens du terme…) avec le Don Carlo capté le 15 avril 1961. On devrait plutôt parler de bribes de Don Carlo, tant l’œuvre est mutilée par des coupures au-delà du raisonnable (jusqu’en plein milieu de l’autodafé) : à la longue, cela devient difficilement supportable. Sur scène Corelli est toujours aussi solaire et engagé, mais livré à lui-même, il a tendance à s’écouter chanter. Le Philippe de Jerome Hines est sonore, mais manque cruellement de profondeur. Quant à l’Inquisiteur de Hermann Uhde, il n’a manifestement pas trouvé la baguette magique permettant de transformer un (très bon) baryton en basse profonde. Cela s’entend cruellement dans la confrontation avec le Roi au IV. Seul le Posa de Mario Sereni, généralement sous-estimé, tire convenablement son épingle du jeu. Chez les femmes, l’Elisabeth matrone et vocalement instable de Mary Curtis Verna est très rapidement oubliable : un second choix, à l’évidence. L’Eboli d’Irene Dalis bénéficie d’une voix plus saine et homogène, mais elle n’en fait pas grand-chose. Shirley Verett et Grace Bumbry, Amnéris définitives, peuvent dormir en paix. La direction du chef Kurt Adler se signale par son caractère brouillon, et n’empêche pas l’installation d’une certaine anarchie dans la conduite de cette représentation.
Le coffret se clôt par un Macbeth capté le 24 mars 1962. Qui veut apprécier Macbeth sur la scène du MET privilégiera la soirée de février 1959 : Leonie Rysanek y est en bien meilleure forme (ici, la voix est audiblement instable, les vocalises sont savonnées comme rarement, le ré de la scène du somnambulisme escamoté…), Macbeth y est incarné par Leonard Warren, d’une autre trempe vocale et dramatique qu’Anselmo Colzani, et on retrouve dès 1959 le Macduff majuscule de Carlo Bergonzi, dont on soulignera la constance dans l’excellence. La direction de Thomas Schippers, enfin, nerveuse et théâtrale, est de loin préférable à celle, bien brouillonne, du maestro Rosenstock. Là encore, des coupures difficilement compréhensibles (pourquoi avoir rétabli le ballet si c’est pour supprimer les dernières mesures de la scène des apparitions ?).
Voilà en définitive un coffret qui, à partir d’une unité de lieu et de temps, mélange quelques grands crus (Otello, Un Bal masqué), qui à eux seuls suffisent à en recommander l’acquisition, d’appréciables seconds vins (Trouvère, Aïda) et quelques productions locales moins indispensables, voire carrément acidulées (Traviata, Don Carlo) : l’art lyrique, pas plus que l’œnologie, ne saurait être une science exacte.