Offenbach en France, Gilbert et Sullivan en Grande-Bretagne, Johann Strauss fils en Autriche, cette trilogie parfaite montre des approches différentes du divertissement lyrique « léger », mais une recette commune : esprit et bonne humeur (ce qui n’a pas empêché chacun des compositeurs d’avoir une unique obsession : laisser à la postérité un grand opéra1). Et parmi leurs œuvres, La Chauve-Souris reste une des plus populaires qui soit, sans pour autant bénéficier d’une filmographie pléthorique : on relève essentiellement sur le marché la version de Böhm et Schenck (en play-back, 1971-1972), et celle de Minkowski et Neuenfels (Salzbourg 2001).
Autant dire que la présente captation est intéressante à plus d’un titre. Tout d’abord, nous sommes en 1973 ; or, 1973, c’est l’année où Rolf Liebermann vient de prendre les rênes de la Réunion des théâtres lyriques nationaux, en commençant par licencier la quasi-totalité de la troupe. Décision brutale et dont certaines des motivations demeurent un peu troubles. Toujours est-il que nombre de très bons chanteurs de premiers rôles se retrouvent du jour au lendemain sur le pavé, obligeant les moins connus pour survivre soit à intégrer les chœurs de l’Opéra, soit à enseigner dans d’obscurs conservatoires. Cette vidéo constitue donc une espèce de carte de visite d’un savoir faire et d’un savoir chanter, car l’excellente distribution regroupe de grands noms de cette ancienne troupe, dont quelques uns ont d’ailleurs continué à chanter à l’Opéra sous Liebermann.
Second intérêt, il s’agit de la version française de l’opérette, qui témoigne de la qualité de nombres de ces versions françaises faites à l’époque de la composition des œuvres. Ici, cela se justifie d’autant plus que cette opérette a été écrite à partir d’une comédie (en français) de Meilhac et Halév. Nous ne sommes donc pas à Vienne, mais à Pontoise, chez Monsieur Gaillardin. Labiche n’est pas loin, mais n’est malheureusement pas là, car l’opérette a des contraintes spécifiques. En tous cas, dans le charmant décor d’André Levasseur, on est quasiment « au théâtre ce soir », malgré le fait que le plancher de scène (brut) soit souvent visible… ce qui retire beaucoup à la crédibilité du décor. La mise en scène de Jean-Pierre Grenier est efficace sans être inoubliable.
Hilde Gueden, Elisabeth Scharzkopf, Gundula Janowitz ou Anneliese Rothenberger, les plus grandes ont abordé le rôle de Rosalinde/Caroline. Andrée Esposito, belle femme qui ne cachait (presque) rien d’une plastique admirable lorsqu’elle chantait Thaïs, montre ici à la fois ses qualités de comédienne, son abattage et un chant parfaitement maîtrisé. De son côté, Anne-Marie Sanial n’est bien sûr ni Wilma Lipp ni Rita Streich ; mais elle est charmante et, malgré une voix parfois un peu acide, interprète une délicieuse Arlette. Robert Dumé chante le prince Orlofsky, ce qui retire un peu au personnage ce côté « hors norme » qui fit le succès de tant de cantatrices. Mais il tire fort bien son épingle du jeu, et sa prestation est intéressante à tous points de vue.
Le reste de la troupe regroupe de solides chanteurs, dont les exceptionnelles qualités de comédiens sont ici parfaitement employées. Il n’est que de nommer Michel Trempon, Michel Roux, André Mallabrera et Yves Bisson pour être assuré d’être au plus haut niveau pour ce type d’emplois. La direction de Georges Sébastian, le plus éclectique de nos grands chefs lyriques français d’origine hongroise, est élégante et précise, sans effets accrocheurs, tout en fluidité, et servie par l’excellent orchestre de l’Opéra de Monte Carlo. La réalisation de Roger Benamou est soignée sans être inventive.
On déplore une fois de plus dans cette collection l’absence de toute notice ; pas non plus de bonus si ce n’est, pendant l’ouverture, un long traveling sur les ors et les naïades dénudées de l’Opéra de Monte-Carlo, petit bijou conçu par Charles Garnier et inauguré en 1879. Donc en résumé, un document intéressant, qui, sans être la production du siècle, méritait d’être exhumé, car il fait partie de ce qui se fit de mieux dans le genre dans les années 1970.
Jean-Marcel Humbert
1 Les Contes d’Hoffmann, Ivanohe et Ritter Pasmán.