Après Chemnitz à qui l’on doit la résurrection de la version originale de Vasco de Gama (L’Africaine) en 2014, c’est à Essen que l’on doit celle de la partition a priori complète du Prophète, captée en 2017 et qui fait cette année l’objet d’une opportune édition en CD. D’une durée de près de 3 heures 35, cette version est la plus longue donnée à ce jour. A l’exception de la mort de Berthe, donnée exceptionnellement à Karlsruhe, on ne découvrira pas ici de scènes inédites, mais des couplets supplémentaires, des dialogues habituellement coupées, une introduction qui rend la grande scène de Jean encore plus longue, des mesures réablies un peu partout… Au global, l’ouvrage est ainsi tout à fait cohérent et une fois de plus on ne comprend pas l’obstination des théâtres à vouloir à toutes forces raccourcir l’ouvrage pour gagner quelques minutes (la récente version toulousaine était réduite à trois heures de musique) alors qu’il suffirait de verrouiller les portes pour empêcher les spectateurs de sortir avant la fin…
John Osborn est un Prophète d’une exceptionnelle musicalité, d’une incroyable aisance sur l’ensemble de la tessiture, pourtant assez centrale, allant jusqu’à couronner le quatuor final de l’acte II par un splendide contre ré. Le ténor américain semble pouvoir tout faire de sa voix, mixant les registres, filant les sons, avec un impecable contrôle du souffle. Avec de tels talents belcantistes, on regrette que la version originale de l’air d’entrée (ultérieurement simplifiée pour le créateur) n’ait pas été choisie, mais le chanteur est déjà bien servi avec une version encore plus longue du difficile finale de l’acte III. A la scène, on pouvait noter un certain manque de largeur de la voix, nécessaire dans les parties plus dramatiques, mais le timbre clair d’Osborn est ici bien capté. L’accentuation et la prononciation en remontrent (hélas) à bien des artistes francophones. Epouse à la ville, Lynette Tapia, américaine également, est une Berthe magnifiquement chantante, tout en finesse, capable d’exquis sons filés et de rapides vocalises. Passée la surprise du timbre, qui est plutôt celui qu’on a l’habitude d’entendre chez une Giannetta de l’Elisir d’amore, le soprano américain convainc par son engagement dramatique et la manière dont elle assume crânement les sauts de registres des actes IV et V, jusqu’à une émouvante mort. Le français est excellent. Le rôle de Fidès est l’un des plus difficiles du répertoire, et il en est presque surhumain quand il n’est pas coupé. Face à ce défi, Marianne Cornetti a pour elle un engagement sans faille, du mordant dans les passages les plus dramatiques, et un registre grave à la hauteur de l’enjeu. Le registre aigu, très sollicité, est en revanche plus problématique : on imagine qu’à la scène les aigus impressionnaient par leur vaillance, mais la proximité des micros trahit les efforts désespérés du mezzo soprano américain (encore !). Le français est correctement prononcé, mais l’articulation est peu claire : on le suit sans peine livret à la main, ou si l’on connait le texte, sinon, on ne comprend pas grand chose. Les trois anabaptistes et Oberthal sont incarnés par de bons chanteurs de troupe, efficaces, mais auxquels ils manquent le poli du chant français. Le choix de deux enfants pour incarner des rôles d’adultes n’est pas des plus heureux : c’est d’ailleurs la seule licence musicologique de l’enregistrement. Giuliano Carella maîtrise totalement la progression musicale de l’ouvrage, mariant les styles, belcantiste au début, dramatique au final (comme souvent dans le grand opéra français de Meyerbeer). Les ensembles sont parfaitement en place, notamment la complexe scène de couronnement. Il est dommage que l’enregistrement ne cherche pas à rendre compte des différents plans sonores (l’harmonie habituellement dans la salle semble noyée avec l’orchestre de fosse auquel elle répond). Le tempo est toutefois parfois un peu lent, la baguette un peu lourde avec une balance sonore au bénéfice des vents. Malgré ses quelques défauts, cet enregistrement n’en demeure pas moins indispensable à tous les amateurs d’opéra français.
La qualité de l’orchestre et des choeurs de l’opéra d’Essen témoignent de la vigueur de la production musicale allemande, jusque dans les provinces les plus éloignées des grands circuits lyriques. Si on ajoute à celà que le prix des places ne dépasse pas 49 euros (contre 109 à Toulouse pour ce même ouvrage), on se dit qu’il y a quand même quelque chose qui ne marche pas en France…