A l’heure où l’on s’apprête à dresser le bilan (encore quelque peu prématuré) de la première saison de Nicolas Joel à la tête de l’Opéra National de Paris, constatons que, si les nouvelles productions, annoncées à grand renfort de publicité, n’ont pas toujours tenu leurs promesses, certaines reprises en revanche auront pu être l’occasion de très belles soirées. Esquissée à l’issue des représentations de Wozzeck, du Barbier de Séville, de l’Elixir d’amour ou de Platée, la règle se confirme avec un merveilleux Billy Budd.
La production de Francesca Zambello, vieille de presque quinze ans déjà, pouvait éventuellement susciter les appréhensions de ceux qui craignaient qu’elle n’ait pas bien vieilli. Le doute, pourtant, ne tarde pas à se dissiper (encore plus vite que les brumes de la Manche sur laquelle flotte l’équipage inventé par Melville) : rien n’est archaïque dans ce spectacle qui, en 1996, avait glorieusement obtenu le « Prix du meilleur spectacle lyrique de l’année » décerné par le Syndicat de la critique musicale. Le décor, un pont de bateau gigantesque qui s’avance jusque dans la fosse d’orchestre, caractérise admirablement les lieux sans chercher pour autant à les figurer de manière trop primaire. Une reconstitution plus fidèle à la lettre qu’à l’esprit aurait eu le désavantage de sombrer dans l’anecdotique, et de nous faire oublier que le bateau, ici, compte bien moins que le peuple qui y évolue : les marins, foule compacte mais polymorphe, multitude dont chaque entité est, au besoin, individualisée de façon remarquable. Ce milieu d’hommes, dont toutes les composantes sont évoquées précisément (mais jamais surlignées lourdement) ressemble moins à une collection de personnes qu’au décor véritable de l’opéra. De cette trame de fond soigneusement tissée se détachent le conflit intérieur du Capitaine Vere, la haine inextinguible qui anime John Claggart et, face à ces personnages en proie à la complexité et à la dureté de ce monde, la simple bonté de Billy Budd, pureté vraie qui ne peut que venir d’ailleurs. Pour autant, les trois protagonistes, s’ils sont valorisés comme de juste, ne détonnent pas dans l’atmosphère ambiante, poisseuse, oppressante et pathétique jusque dans les marques de sympathie et d’amitié, qui fait le prix de cette fantastique production.
Sur scène, guère de vedettes, mais on aura compris que cela vaut mieux : un tel spectacle pâtirait fatalement d’une bataille d’ego. Au sein d’une équipe incroyablement homogène se distinguent cependant quelques forts tempéraments, notamment le jeune Novice de François Piolino, ou le Dansker de Yuri Kissin. Paul Gay, Michael Druiett et Scott Wilde forment un beau trio d’officiers, dont les diatribes contre les français au Ier acte amusent autant que touche le difficile procès de Billy au II. L’affreux Claggart trouve en Gidon Saks un interprète convaincant, autant préoccupé par la chair que par le besoin de faire le mal. Dommage que la voix, noire et tranchante, accuse quelques limites dans un grave qu’on aurait voulu plus rond et moins métallique. Quelques semaines après son merveilleux Loge dans l’Or du Rhin, Kim Begley offre à nouveau au public parisien une bouleversante incarnation : à l’écouter, à le voir, on ne peut que comprendre l’admiration et la déférence que suscite le Capitaine Vere auprès des sujets de la « Monarchie flottante » dont il assume la charge, pour le meilleur et pour le pire. Enfin, Lucas Meachem endosse le costume du rôle titre avec la force de l’évidence –et il doit y avoir, pour faire un bon Billy Budd, cette adéquation parfaite, cette harmonie sans ombrage avec le personnage, sinon comment pourrait-on croire en la gentillesse dénuée de la moindre arrière-pensée, en la pureté sans affect et sans calcul qui caractérisent le jeune marin ? Billy Budd, pour être vraiment Billy Budd, doit tomber sans un pli sur la voix et sur le corps des artistes qui le chantent. Blondeur juvénile et robustesse du bras, baryton clair mais dont les éclats peuvent transpercer l’âme, Meachem a tout cela. Le monologue qui précède son exécution reste peut-être le souvenir le plus fort de la soirée. Angoisse puis résolution farouche et presque entêtée face à la mort : ces quelques minutes sont inoubliables.
Dans la fosse aussi, la soirée est frappée du sceau de l’intime compréhension du travail de Benjamin Britten. Sous la direction minutieuse de Jeffrey Tate, les musiciens de l’Orchestre de l’Opéra épousent avec bonheur et avec naturel la moindre intention du compositeur britannique, qui a livré avec Billy Budd une partition pleine de coups d’éclat (l’abordage avorté du II), mais aussi extrêmement introspective. Dans les méditations de Vere comme dans les vociférations de Claggart, dans les élans puissants des (remarquables !) choristes comme dans les solos de Billy, l’orchestre, implacablement, soutient l’action sans l’accaparer, porte l’œuvre mais, avec humilité, sait aussi s’effacer quand c’est nécessaire –ultime qualité, là encore condition sine qua non du succès d’une telle représentation : on voit bien qu’un opéra qui se termine sur les mots du Capitaine Vere, sans le moindre postlude, ne saurait s’accommoder de chefs au comportement de diva. Comme ses chanteurs, comme Francesca Zambello, Tate n’a d’autre ambition que de servir l’œuvre, avec la plus grande fidélité : mission accomplie !