Il y a dans L’Affaire Makropoulos tous les ingrédients qui ont inspiré à Robert Carsen ses mises en scène les plus abouties : le voyage dans le temps, le théâtre dans le théâtre, la condition d’artiste. Imparablement, le metteur en scène canadien ne pouvait pas se rater. Le dernier air d’Emilia Marty tient de son Capriccio à Garnier ; le plateau dénudé en ouverture et final : ce sont ses Contes d’Hoffmann ; on retrouve l’apostrophe au public et le théâtre éclairé de son Don Giovanni milanais. Pour autant, pas de plaquage d’idées toutes faites, pas de logiciel a priori : Robert Carsen, si difficile que cela puisse se concevoir pour un metteur en scène du moment, s’efface derrière l’ouvrage qu’il défend. En fait saillir les grandes forces, en adoucit les arêtes, n’esquive rien du magique ni du saugrenu du drame. Et nous remémore les 337 dernières années d’Emilia Marty que le livret passe sous silence : la scène d’ouverture qui la voit se revêtir des costumes de ses vies antérieures passe pour l’une des plus marquantes que l’univers « carsénien » nous ait offerte.
Distribution très internationale pour une production ayant déjà voyagé entre Strasbourg (voir notre compte rendu) et Nuremberg, ce qui n’empêche manifestement pas que se développe une belle cohésion d’ensemble. On ne saurait souhaiter autre chose dans ce type d’ouvrage qui ne laisse pas tant de place aux individualités vocales. L’Emilia Marty d’Ángeles Blancas Gulín respire le désespoir de la femme sans âge et aux amours mortes. Quelques notes excèdent peut-être légèrement la phrase de Janáček, mais s’y arrêter empêcherait le spectateur trop scrupuleux d’apprécier l’engagement d’une très belle artiste. Ligne généreuse sur toute la tessiture – pourtant délicate –, également la multitude de couleurs requises pour défendre ce phrasé tchèque si particulier. Sans doute l’une des grandes titulaires du rôle. Et l’on trépigne d’entendre Ricarda Merbeth dans ce costume l’automne prochain à Bastille. Le reste du plateau n’est pas intimidé pour autant, si ce n’est – problème de taille – le Gregor de Ladislav Elgr, par souvent en perdition dans la grande Fenice : la voix s’effrite à plusieurs reprises dans l’aigu. Andreas Jäggi propose un impayable Comte, aussi vieillard dans sa réjouissante caricature que juvénile dans sa claire vocalité. Il faut aussi distinguer le noble baryton impassible de Martin Bárta en Prus, tandis qu’Enric Martinez-Castignani est admirable de musicalité dans le rôle difficile de Kolenaty.
Plus que tout interprète, c’est bien l’orchestre qui a ici le premier rôle, dans cette si luxuriante et passionnante partition. Gabriele Ferro tend à emmener ses troupes vers le forte perpétuel : c’est dommage, tant la complexité de l’écriture de Janacek est rendue de manière transparente, liquide, par la phalange vénitienne, exempte de toute imperfection. L’équilibre avec le plateau est à deux ou trois moments rompu ; pour autant le flot mélodique de ce voyage dans le temps l’emporte sur tout le reste. Preuve qu’en Italie aujourd’hui, l’on peut encore proposer un beau et fort spectacle sans s’excuser.