Même s’il se veut trashy dans ce Rheingold barcelonais, l’univers de Robert Carsen demeure intelligent et élégantissime. Dès le prologue du Ring des Nibelungen*, faisant fi des didascalies du compositeur (dont il reste presque toujours des traces dans les productions les plus déjantées), le metteur en scène canadien nous livre une lecture lucide qui devient aujourd’hui de plus en plus convaincante sur le fond sinon sur la forme. Avec lui, la nature omniprésente dans la musique est totalement absente de la scène et toute référence visuelle aux sources mythiques des légendes germaniques du Moyen-âge est écartée.
Quand Les filles du Rhin en bas-résille, artistiquement dépenaillées au fond d’un fleuve plein de détritus, se comportent en harpies sexy mais brutales à l’égard du pitoyable Alberich, on commence à se sentir perplexe. Quand, en uniforme de général et sans bandeau sur l’œil, le dieu Wotan se conduit en dictateur orgueilleux au milieu de demi-dieux et déesses en tenues jet set, trompant leur oisiveté en occupations futiles, on s’ennuie un peu. Quand la lance de Wotan devient une canne et que les marteaux se transforment en clubs de golf et quand les géants ne sont plus que de solides gaillards en combinaisons de dockers au bord d’un quai de chargement de navires, on reste de marbre.
Nonobstant, entre la course folle d’hommes qui jettent mécaniquement de plus en plus de déchets dans le fleuve durant le prélude orchestral et la montée des dieux au Walhalla sous une averse de neige étincelante, nombre de scènes où l’or convoité brille de tous ses feux, restent en mémoire. Par la grâce d’une direction d’acteurs recherchée, on perçoit mieux que jamais la psychologie des personnages, leurs buts, leurs conflits qui sont autant de présages de l’inexorable enchaînement meurtrier qui va suivre ; on entend le message de Loge « Ils courent à leur perte ceux qui se croient sûrs de leur force » ; on frémit à l’anathème d’Alberich « Que cet anneau soit maudit ! » ; on est frappé par le moment de tendresse quasi maternelle qui unit Wotan et Erda surgie des entrailles de la terre pour lancer son avertissement.
Sous l’emprise de son nouveau directeur musical, Josep Pons, l’orchestre du Liceu envoûte. Si on peut parfois regretter une exécution pas tout-à-fait aboutie dans ses méandres et ses fureurs, elle a le mérite d’être fort accommodante pour les chanteurs comme pour les spectateurs. Il s’agit d’ailleurs de l’amorce d’un travail sans doute perfectible mais prometteur.
Pour incarner Wotan, le Liceu a choisi l’un des meilleurs interprètes du rôle parmi les chanteurs de sa génération, le baryton allemand Albert Dohmen. S’il demeure un excellent acteur, force est d’admettre que l’usure de la voix se fait sentir et que les envolées dans l’aigu doivent rester prudentes. En alternance, Alan Held dispose d’une belle prestance et d’une voix saine mais insuffisamment projetée et modulée pour captiver. Avec son mordant et sa personnalité affirmée, Kurt Streit est un ténor de caractère conférant à Loge le côté rusé et léger qui fait défaut au chanteur espagnol Francisco Vas dans le même rôle. Autre différence : la prestation des remarquables géants de Ain Anger (Fasolt) et Ante Jerkunica (Fafner) versus Friedemann Röhlig et Bjarni Thor Kristinsson, juste corrects. Si chez les hommes, la première distribution domine, on retient de la seconde l’admirable Alberich à la voix puissante et sombre d’Oleg Bryjak dont le talent d’acteur fait pleinement ressentir la complexité de ce personnage à facettes. On mentionnera enfin Mijail Vekua qui assure avec compétence le rôle secondaire de Mime pour toutes les représentations.
Du côté féminin, certains préférerons en Fricka la jeune mezzo suédoise Katarina Karnéus, plus sensuelle que sa jolie consœur japonaise Mihoko Fujimura. Les deux femmes sont séduisantes et les moyens vocaux sont là, mais l’une et l’autre manquent de l’autorité voulue pour l’épouse de Wotan. Pour leur début au Liceu, les deux Freia, Erika Wueschner et Sonia Gornik tiennent avec charme ce rôle de soprano lyrique. Lauréate du concours Viñas en 2006, Nadine Weissman chante agréablement Flosshilde dans la première distribution et Erda dans la seconde. Bien évidemment, « l’incomparable » Ewa Podleś — à qui le Liceu vient d’attribuer, après un vote, l’une de ses trois médailles d’or 2013 — ne saurait avoir de rivale dans cette courte apparition. Son contralto véritable aux graves légendaires possède tout le poids que l’on attend de la déesse de la terre. Forts de sa mise en garde, ne pouvons-nous pas nous demander où en sera notre monde en 2016, à l’heure des représentations barcelonaises du Crépuscule des dieux ?
* Cette production créée en 2000 à Cologne, en quatre représentations consécutives, puis représentée à Venise et Shangaï, se déroulera sur quatre saisons au Liceu (rigueur budgétaire oblige).