Troisième et dernier volet du festival Britten à l’Opéra de Lyon, Curlew River succède chronologiquement aussi à Peter Grimes et au Tour d’écrou, avec un effectif instrumental encore plus réduit qui marque une nouvelle étape dans la composition de Benjamin Britten. En plaçant les musiciens sur la scène même, en tant qu’acteurs à part entière de la représentation de ce mystère médiéval, Britten transpose une pièce de nô japonais faisant suite à son voyage en Orient de 1956, d’où il revint avec le projet de reconstituer à sa manière ce « mélange de psalmodie, de parole et de chant » qui l’avait durablement impressionné.
Dans la mise en scène d’Olivier Py qui avait révélé l’œuvre au public lyonnais en 2008, le chant émerge soudain de l’obscurité, émanant a cappella de personnages vêtus de noir représentant l’Abbé et les moines, descendant les degrés de la structure verticale, quasi pyramidale, conçue par Pierre-André Weitz. Dès cette entrée saisissante – l’hymne de plain-chant Te lucis ante terminum, qui est repris en conclusion de l’œuvre –, la basse Lukas Jakobski, dans le rôle de l’Abbé, est remarquable d’intensité. Sa voix ample et sonore donne toute la solennité requise au personnage, qu’entourent les excellents chanteurs des Chœurs de l’Opéra de Lyon, dans la distribution exclusivement masculine voulue par le compositeur.
Les préparatifs de la représentation du mystère ont lieu à jardin, devant une table de maquillage, avant que le moine devant jouer la Folle ne soit dépouillé de son vêtement par la communauté réunie, dans une pose christique, et marqué de stigmates rouges, pour ensuite revêtir la robe de la mère, cette femme devenue folle après avoir perdu son enfant. C’est le ténor Michael Slattery qui l’incarne avec un engagement total du corps et de la voix, dans une chorégraphie saisissante qui accompagne la traversée de la rivière avec les pèlerins.
Pour ponctuer les différents moments du récit, les décors mobiles esquissent des perspectives nouvelles, croisent la dimension verticale par des mouvements horizontaux, comme les ouvertures successives d’un retable où les nuances et les couleurs – noir, blanc, rouge, atténués ou magnifiés par les éclairages (beau travail sur les lumières d’Olivier Py et de Bertrand Killy) – prennent une valeur symbolique accrue, comme issue des vibrations sonores.
Le baryton William Dazeley est un formidable passeur, dans tous les sens du terme, tant sont impressionnantes sa voix, sa présence scénique et la croix qu’il brandit avant d’en faire une rame. Le rôle du Voyageur est tenu par le baryton Ivan Ludlow, avec sa diction impeccable et son timbre chaleureux, tandis que l’Esprit de l’enfant qui apparaît miraculeusement sur la tombe, de l’autre côté de la rivière, est chanté de manière touchante et rassérénante à la fois par le jeune Cléobule Perrot, élève de la Maîtrise de l’Opéra de Lyon.
Disposés à des hauteurs différents sur la structure mobile, les musiciens maîtrisent avec talent, et dans une synchronisation parfaite avec les mouvements et le chant, toutes les nuances subtiles, les contrastes, le tranchant, la douleur et la grâce de cette musique qui ne ressemble à aucune autre. La direction d’Alan Woodbridge mérite les plus grands éloges, qui sait faire entendre toute l’étrangeté de la composition de Britten tout en nous la rendant presque familière.