Dire que l’on entrait dans ce Château de Barbe-Bleue à reculons serait exagéré. L’unique opéra de Bartok contient trop de beautés pour ne pas se réjouir d’en pénétrer les secrets, fût-ce en version de concert. Mais nous gardions de la direction de Charles Dutoit à Montreux en 2013 un souvenir si assourdissant que nous appréhendions de renouveler l’expérience. A tort.
Pour cette soirée de clôture du Verbier Festival, le chef suisse gère audiblement mieux les rapports de force entre orchestre et solistes. Derrière les sept portes se cachent des trésors que sait cette fois dévoiler un geste non plus ivre de puissance mais assujetti aux enjeux dramatiques d’une œuvre ô combien freudienne dans ses circonvolutions inconscientes : un homme, une femme et la part d’ombre nécessaire à toute relation, amoureuse ou non. Cette histoire, Dutoit la raconte bien, qu’il s’agisse dès les premières mesures d’insinuer le malaise ou d’évoquer ensuite les richesses qu’abrite chacune des pièces, jusqu’à la douleur insupportable de la séparation. Le scintillement des gemmes rendu aveuglant par les traits vifs de xylophone et de piccolo, le fracas trompetant des armes, les larmes baignant dans le glissement arpégé des harpe, célesta, flûte et clarinette sont prétextes à éblouissement, parmi d’autres. Rappelons que le Verbier Festival Orchestra, est composé d’une centaine de jeunes musiciens, âgés de 17 à 29 ans, originaires des quatre coins de la planète, préalablement préparés et conseillés par les premiers pupitres du Metropolitan Opera Orchestra.
© Aline Paley
La lecture de la partition reste certes démonstrative avec plus d’éclats et de fureur que d’autres fois mais les contrastes sont suffisamment marqués pour que le suspense orchestral s’installe. Et quand bien même Dutoit, fasciné par le pouvoir de sa baguette, serait tenté de s’enivrer de sons, les deux solistes viennent lui rappeler que Le Château de Barbe-Bleue n’est pas poème symphonique mais drame lyrique. Ildikó Komlósi tout autant sinon plus que Matthias Goerne dont le Barbe-Bleue, prisonnier d’un timbre feutré et d’une écriture trop grave, mène encore moins le jeu que ne le voudrait le livret. Ce n’est pas ici le seigneur terrifiant de la légende, le despote orgueilleux et intransigeant mais un homme accablé, un époux dominé, un looser, comme on dirait aujourd’hui. Le couple qu’il forme avec Ildikó Komlósi est inévitablement voué à l’échec. Peut-il en être autrement lorsque, face à ce Barbe-Bleue au dos rond, se dresse, superbe, dans l’autorité épanouie de la maturité, une Judith que l’on trouve de prime abord un peu matrone mais qui a tôt fait de balayer par un investissement sans faille ce jugement prématuré ? La voix accepte l’inconfort d’un rôle entre deux tessitures, quitte à renoncer à une homogénéité illusoire. L’aigu claque, contre-ut de la 5e porte inclus. Le personnage existe avec d’autant plus de véracité que le regard et l’attitude aident à lui insuffler vie. Pour qui douterait encore de l’adéquation de la mezzo-soprano hongroise au rôle, ajoutons qu’elle l’interprète ce soir précisément pour la 150e fois.
Récitante de luxe, Marthe Keller déclame en français le texte du prologue comme s’il s’agissait d’une prophétie. L’emphase de son intervention forme un trait d’union entre cette deuxième partie de soirée et, avant l’entracte, l’interprétation ostentatoire du Concerto n°2 de Liszt par Khatia Buniatishvili.