Dernière des grandes manifestations musicales de l’été en Suisse romande, le Festival de musique classique Montreux-Vevey s’ouvre au genre lyrique le temps d’une demi-soirée. L’Auditorium Stravinski, vaste cube de béton et de verre posé au bord du Lac Leman depuis 1993, impose la version de concert. A la bonne heure ! Le Château de Barbe-Bleue, qui figure au programme, sait donner l’illusion d’un poème symphonique pour deux voix et orchestre. La dimension symboliste du livret, le ressort psychanalytique de l’action autorisent, mieux que n’importe quel autre opéra, l’absence de mise en scène.
Affranchi de toute obligation théâtrale, Charles Dutoit peut lâcher les gaz de sa formidable machine, le Royal Philharmonic Orchestra London. La formation, une des plus prestigieuses outre-manche, a un potentiel qu’il serait dommage de ne pas exploiter ; la partition de Bartok est prodigue en richesses sonores. A-t-on jamais conduit une Ferrari sur autoroute en rongeant son frein ? As du volant ivre de puissance, Charles Dutoit pilote son bolide d’une main de fer, assurée, rigoureuse, absolue. Mais, dans ce que d’autres envisagent comme la tragédie intime de l’amour ordinaire, seul semble lui importer le son, énorme, qui jaillit du ventre de l’orchestre. Le son ou le volume ? A vrai dire, le second autant, voire davantage, que le premier. Chacune des sept portes est ouverte d’un geste violent et les trésors qu’elle dévoile jetés brutalement aux oreilles de l’auditeur. Les quelques climax de la partition deviennent autant de prétextes à déferlement de décibels, sans souci d’une quelconque progression dramatique.
Dans ce raz-de-marée sonore, Judith et Barbe-Bleue ont mieux à faire que de chercher à instaurer un impossible dialogue : ils essaient tant bien que mal d’exister. Plutôt mal que bien, d’ailleurs. Visiblement indisposé, Balint Szabo passe la soirée à résoudre ses problèmes d’émission. Privée de projection, la basse, dont plusieurs de nos rédacteurs ont souligné en d’autres occasions la beauté noire du timbre, donne à entendre ici un chant grisâtre, quand on l’entend…
Sa partenaire, Andrea Meláth, n’est pas en mal de puissance mais son mezzo-soprano, court au point d’esquiver le contre-ut de la 5e porte (censé être soit-dit-en passant le premier fortissimo de la partition), souffre d’un manque patent de séduction. Est-ce rédhibitoire ? Non, on n’attend pas forcément que la mariée bartokienne soit belle. La force d’expression peut suffire à donner de Judith une interprétation marquante. Encore faut-il consentir à ce qu’elle s’exprime. Occupée à franchir le mur du son, Andrea Meláth a peu de latitudes pour faire passer ses messages.
Heureusement, dans le Concerto pour piano et orchestre n°1 en do majeur de Ludwig van Beethoven proposé en première partie de soirée, Martha Argerich démontre de ses dix doigts de fée que dialoguer avec l’orchestre était chose possible.