Malgré le regain de popularité que l’œuvre a connue ces dernières saisons (à Strasbourg en 2013, à Nancy et à Toulouse en 2014), Owen Wingrave n’avait plus été présenté à Paris depuis les représentations en français données par l’Opéra du Rhin à l’Opéra-Comique en 1996. Voilà qui explique sans doute l’affluence dont bénéficie cette nouvelle production montée à l’Amphi Bastille par l’Académie de l’Opéra de Paris. Confier cette œuvre tardive de Britten est une bonne idée dans le sens où elle reste malgré tout peu familière et que le les jeunes artistes ne s’y exposent évidemment pas aux mêmes comparaisons que lorsqu’on leur fait chanter Mozart ou Gluck. Cet opéra télévisuel n’exige pas non plus de prouesses vocales hors du commun, et son écriture somme toute assez traditionnelle ne brutalise pas les jeunes organes. Oui, mais la médaille a son revers, et là où le cadeau se révèle empoisonné, c’est que l’œuvre fut conçue pour une solide équipe de personnalités : Peter Pears en général Wingrave, Janet Baker en Kate Julian, et toute une bande britténiens confirmés, presque une troupe formée à l’école d’Aldeburgh. Pour des chanteurs à l’aube de leur carrière, il n’est pas toujours facile de conférer une épaisseur à ces personnages parfois monstrueux, et les membres de l’Académie n’en ont sans doute que plus de mérite à endosser de leur mieux ces habits parfois un rien trop grands pour eux.
Ainsi, comment succéder à une Sylvia Fisher, créatrice de Miss Wingrave, qui avait 61 ans en 1971 et comptait à son répertoire Elsa, la Maréchale, Sieglinde ou Kostelnicka ? Elisabeth Moussous fait tout ce qu’elle peut, et elle peut beaucoup, mais le personnage n’a pas ici le caractère implacable qu’il a lorsqu’il est incarné par des sopranos plus expérimentées. Même si son rôle n’est pas le plus exposé, Sofija Petrović arrive incontestablement en tête de la distribution, par sa vraie présence scénique et surtout par la beauté d’une voix sonore, souple et toujours porteuse d’une émotion immédiate. Une grande artiste, la chose est claire, dont les mérites ne devraient pas tarder à être reconnus. Dotée des moyens naturels considérables, Farrah El Dibany pourrait atteindre les mêmes sommets si elle parvenait à varier davantage les couleurs de son timbre sombre : peut-être parce que la voix sonne un peu trop couverte, cette très prometteuse mezzo égyptienne n’échappe qu’à de trop rares moments à une certaine monochromie. Le rôle de Mrs Julian n’offre à Laure Poissonnier aucune occasion de se distinguer, et l’on attendra donc de la réentendre pour juger de ses qualités.
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Malgré l’annonce qui le dit victime d’une laryngite, Piotr Kumon semble ne rencontrer ce soir-là aucune difficulté particulière à camper le rôle-titre, auquel il confère sa jeunesse mais aussi une belle prestance, qui évite de faire une chiffe molle de ce pacifiste convaincu que toute sa famille accuse de lâcheté. Dans le rôle relativement secondaire de Lechmere, Jean-François Marras révèle une intéressante voix de ténor telle que la Corse n’en a jamais été avare et qui semble ne pas manquer de puissance. Mikhaïl Timoshenko se montre solide dans le personnage un peu effacé de Coyle. Réduit à une vieille baderne qui sucre les fraises, le général Wingrave de Juan de Dios Mateos Segura ne fera trembler personne, et sa voix trouverait peut-être mieux à s’épanouir dans un tout autre répertoire.
Ce n’est hélas pas la mise en scène de Tom Creed qui les aide à devenir plus convaincants. Devant un vilain mur de parpaings percé d’une unique porte, les protagonistes vont et viennent, en avant et en arrière, parmi les rapaces empaillés chargés de remplacer la galerie de portraits de la famille Wingrave au cours d’une longue soirée un peu trop arrosée. Les éclairages apportent un peu de variété, avec notamment un bel usage des ombres chinoises, mais malgré un deuxième acte plus tendu, le résultat peine à réellement soutenir l’intérêt. Dommage, car sous la baguette de Stephen Higgins, l’orchestre Ostinato, complété pour les cordes par les instrumentistes de l’Académie, sait faire sonner la partition de Britten et traduire toute l’atmosphère inquiétante de cette histoire empruntée à Henry James.