On reconnait un chef d’oeuvre à ce qu’il résiste à tous les traitements, bons ou mauvais : ses qualités intrinsèques finissent toujours par éclater. C’est le cas de cette Carmen, proposée par le nouveau Grange Opera Festival, dans une mise en scène qui prend le parti de moderniser l’ouvrage. Treillis et oripeaux des années 70 (?) ne sont pas sans rappeler le traitement infligé par Calixto Beito à l’héroïne de Bizet dans une production créée en 1999, vulgarité en moins. Déjà vu ? Oui et non : le parti d’Annabel Arden est différent. Il s’agit plutôt de décaper l’ouvrage jusqu’à l’os et d’en accélérer la progression dramatique, par exemple en remplaçant la quasi totalité des dialogues par l’intervention de deux comparses qui commentent l’action, en anglais, avec un fort accent « afro ». S’il n’est pas inintéressant de rappeler que Don José a déjà tué, la plupart des commentaires relèvent toutefois du café du commerce (Le compère : « Don José aime Carmen parce qu’elle est libre et veut la posséder » / La commère : « Mais s’il la possède, elle n’est plus libre ! »), ou bien ne font que paraphraser l’action (pourtant pas bien compliquée) en complément des surtitres. La modernisation des rares dialogues ne devrait pas passer à la postérité, telle cette adresse du Remendado à Don José à l’acte III : « Ta jalousie … Oh ! Le p’tit bébé (…) Monte la garde ! Et si quelqu’un nous suit, fais toi plaisir : défoule-toi sur lui », subtilités qui passent au dessus de la tête d’un public non francophone. Une partie des interventions chorales sont également aménagées (notamment celles où interviennent des enfants, parfois remplacés par le choeur féminin : le plan d’économie n’a pas affecté l’équipe de production, assez pléthorique). « Voici la quadrille », un des tubes pourtant, est réduit à sa simple exposition. A noter que l’intervention des enfants au I est supprimée, et celle au IV écourtée et octroyée aux sopranos, sans doute pour des raisons économiques. Au positif, le spectacle est très efficace et séduisant, avec une excellente direction d’acteur et beaucoup de détails intelligents (juste avant son « Toréador », Escamillo, la peur au ventre, noie son stress dans l’alcool avant de venir faire bonne figure devant son public). Les décors sont assez limités et les vidéos n’apportent pas grand chose à la production.Le public novice ou davantage habitué à la comédie musicale qu’à l’opéra y trouve largement son compte, mais l’amateur lyrique reste un peu sur sa faim face à un tel décapage.
Carmen, The Grange Festival 2017 © Robert Workman
La partie musicale recèle quelques vraies pépites. Nahama Goldman est une Carmen absolument superbe, à la ligne de chant impeccable et au français soigné, sachant intelligemment colorer les mots en fonction de la situation dramatique. Et le ramage est à la hauteur du plumage : scéniquement, son abattage fait merveille, comme si elle avait fréquenté ce rôle depuis de nombreuses années, et son français est impeccable. Au dernier acte, la mise en scène nous la propose soumise et résignée face à son destin, un parti pris qui peut se justifier. Toutefois, nous avouerons qu’un tel tempérament aurait été peut-être plus efficacement exploité avec quelques débordements histrioniques ! Dramatiquement, le Don José de Leonardo Capalbo est au diapason de sa Carmen, capable de figurer toute une gamme de sentiments. Le chant est stylé, le français très correct, avec un beau phrasé et une belle musicalité. Suivant la situation dramatique, l’aigu est tantôt puissant (avec un contre ut additionnel au finale du II), tantôt éthéré (le chanteur opte pour une fin pianissimo de l’air de la fleur). Si on apprécie un tel engagement, le rôle est quand même à la limite des moyens de ce ténor lyrique. C’est sans doute une certaine fatigue qui explique qu’à plusieurs occasions, dans le médium, des harmoniques en dessous de la tonalité viennent se méler à la note juste. L’Escamillo de Phillip Rhodes est certes physiquement séduisant (ce qui suffit souvent pour être engagé dans certains festivals méridionaux), mais il est surtout impeccable vocalement, avec une belle noirceur de timbre, de légères nasalités à la française qui font irrésistiblement penser à Robert Massard et à l’ancienne école de chant français. A l’entendre, on oublie les difficultés de ce rôle, bien plus ardu à chanter que le grand public ne le pense généralement. La Micaëla de Shelley Jackson est un petit plus en retrait : voix franche et saine (elle aussi se permet de rajouter un aigu), mais français difficile à suivre, non pas tant en raison de l’accent que de l’articulation, et le personnage a du mal à prendre corps. Des seconds rôles, on retiendra en particulier l’excellent Dancaïre de Tiago Matos, ses collègues étant quant à eux d’un très bon niveau. Théâtralement, les choeurs sont excellement dirigés. Vocalement, l’ensemble manque d’unité, quelques puissantes individualités suffisant à entrainer leurs collègues.
Jean-Luc Tingaud est un des atouts de la réussite de cette soirée. Sa direction est vive et ne laisse jamais faiblir la tension. La lecture allie efficacité dramatique et lecture analytique. Rarement a-t-on entendu se détacher aussi bien les contre-chants, ressortir des détails de la partition que l’on n’entend pas d’habitude (malheureusement, notre placement en extrémité de rangée pas loin de la grosse caisse et des trompettes ne nous a pas permis de profiter de toutes ses subtilités !). Cette lecture ne se fait jamais aux dépens de la progression théâtrale de l’oeuvre et l’orchestre est en osmose totale avec son chef.