Depuis trente ans cette année, le festival de Bad Wildbad célèbre Rossini, dans le sillage, dira-t-on, de celui de Pesaro, de neuf ans son aîné. Mais il serait faux de croire que le cadet se contente d’emboîter le pas. Ainsi Bad Wildbad dama le pion à Pesaro en 1999 en recréant, grâce au travail de Marco Beghelli et Stefano Piana, L’equivoco stravagante. Née à l’automne 1811 au Teatro del Corso à Bologne, où Rossini faisait fonction de chef d’orchestre et de directeur du chœur, l’œuvre lui avait été commandée en 1810 mais le livret choisi vraisemblablement à la dernière minute. Le manuscrit de cette première exécution, celui qui sert de base aux éditions critiques, est pour l’heure considéré comme perdu, peut-être détruit lors des bombardements de la deuxième guerre mondiale.
Le texte était dû à Gaetano Gasbarri, Florentin d’origine qui avait vécu longtemps à Naples, où, selon Philip Gossett, sa prédilection pour un langage alambiqué, les métaphores extravagantes et les allusions à des héros de la mythologie ou de la littérature s’est acoquinée aux doubles sens, aux allusions sexuelles et aux jeux de mots scabreux traditionnels dans la Commedia dell’arte. Le musicologue résume ainsi l’intrigue : une jeune fille, Ernestina, que son parvenu de père destine à un prétendant infatué de lui-même réussira finalement à épouser son amoureux démuni. L’empreinte de Molière est évidente : férue de littérature, Ernestina est une Précieuse ridicule, son père est un Bourgeois gentilhomme et l’amoureux transi feint d’être professeur de philosophie, ce qui évoque évidemment celui de Monsieur Jourdain. Un couple de serviteurs narquois et rusés se mêle d’intervenir, au risque de créer des problèmes.
Ainsi, pour dégoûter le prétendant agréé, le valet lui fait avaler que sa promise est en réalité un homme ! Le père, originaire des Abruzzes, était pauvre : il aurait fait châtrer l’enfant pour en faire un chanteur, avant de renoncer et d’en faire un militaire. Devenu riche, il a poussé son fils à déserter et depuis le jeune homme vit habillé en femme. Ulcéré d’avoir été pris pour dupe le fiancé se venge en dénonçant le pseudo-déserteur, qui est arrêté. Son amoureux ayant tout risqué pour faire évader l’innocente, le père ne pourra que consentir à leur union et le dénonciateur sera le dindon de la farce.
On l’aura compris par cet exposé, la marge est étroite pour qui porte l’ouvrage à la scène s’il ne veut pas verser dans le gras, voire le graveleux. De ce risque, Jochen Schönleber n’a cure : il ne se refuse rien, pas même le phallus éjaculant en fond de scène pendant le final. Too much ? Oui, parce qu’à faire de la maison du Bourgeois gentilhomme l’antre de l’ambigüité sexuelle, avec sa horde de domestiques en uniforme qui semblent échappés d’une Cage aux folles il choisit d’alourdir la barque. Oui, parce que si l’on demande à l’interprète du prétendant de lorgner avec une convoitise manifeste les fesses de son futur beau-père, on rend peu vraisemblable son dégoût réitéré pour la créature qu’il devait épouser. Fallait-il sans cesse joindre le geste à la parole, souligner d’une indication manuelle l’endroit designé par les allusions verbales ? Peut-être, après tout, pour qui ne comprend pas l’italien. Mais la traduction et les surtitres, réalisés par Reto Mûller avec son habituelle compétence semblaient pourtant suffire à déchaîner les rires.
Au moins la transposition temporelle – de nos jours, ou à peu près – ne pose-t-elle pas de problèmes, si l’on veut bien oublier que la pratique de la castration a été interdite en Europe dès le dix-neuvième siècle. On pourrait s’interroger sur les kilts portés par les domestiques – costumes de Claudia Möbius – sur la banalité de l’accoutrement de l’amoureux transi, louer les éclairages, qui apportent leur contribution aux atmosphères, vanter l’efficacité du dispositif de panneaux mobiles qui permet de passer d’une scène ou d’un lieu à l’autre sans temps morts, mais l’essentiel est ailleurs.
Si le sujet n’est plus, aujourd’hui, de nature à scandaliser ou au moins à provoquer, quel est l’intérêt de l’œuvre ? Fallait-il la sortir de l’oubli ? On ne sait même pas quelle fut sa forme « officielle », puisque le manuscrit le plus complet dont on dispose est antérieur au dernier examen par les censeurs. Aux yeux de tout rossinien, la question ne se pose pas : cette œuvre est la troisième composée par Rossini mais la deuxième représentée sur scène, en vertu de la commande que lui a valu le succès de La cambiale di matrimonio. Il n’a que dix-neuf ans. Et il est déjà là tout entier, dans ces thèmes qui seront la matière de La Donna del lago, de Tancredi, de La Pietra del paragone, de Cenerentola, et dans ces récitatifs où la vénération pour Mozart confine encore à l’imitation. Pour qui aime Rossini, la partition de L’equivoquo stravagante est comme une plongée à la découverte de l’esprit du compositeur. C’est tout le mérite de la direction de José Miguel Pérez-Sierra de faire entendre ces constituants du processus de création, qui révèlent combien Rossini, dans le contexte de son époque, était déjà lui-même. Vivacité et lyrisme, timbres suggestifs, narquois ou mélancoliques, et une vitalité rythmique qui emporte, on ne résiste pas et on admire la réactivité du chef pour adapter sa direction aux nécessités du plateau, comme on savoure le pianoforte disert et expressif de Michele d’Elia.
Celui-là mélange chanteurs confirmés et stagiaires de l’Académie vocale, qui ont en commun la jeunesse. De retour à Bad Wildbad, Giulio Mastrototaro impressionne par une voix de stentor peut-être utilisée plus que nécessaire. Gamberotto est-il une grande gueule, alors qu’il a un prurit de noblesse et de la distinction supposée aller avec ? Ce qui le caractérise est une sottise satisfaite d’elle-même, qui lui fait énoncer sentencieusement des banalités ou des énormités. Antonella Colaianni, qui est présentée comme mezzosoprano, a des graves tels qu’elle n’a presque pas besoin de les noircir, ce qui donne une voix ayant du corps, longue, agile, flexible, bien projetée, et une assurance scénique, désinvolture, piquant et drôlerie, tous les atouts pour le personnage. Son amoureux transi est nourri d’emblée des élans passionnés de Patrick Kabongo, dont l’aplomb vocal ne cesse de s’affirmer et qui semble désormais complètement maître d’une voix de ténor lyrique ronde, pleine, vigoureuse, assez souple pour se plier aux coloratures, d’ores et déjà mûre pour les grands rôles mozartiens. Le rival, l’élu du père, trouve en Emmanuel Franco un interprète versatile à l’américaine, avec une formation physique qui lui permet de donner un corps au personnage ; la voix est très bien projetée et d’une fermeté impeccable, et la vis comica certaine, si bien que sa composition vocale et scénique, hybride de David Bowie et d’Amanda Lear, recueille un franc succès. Après les académies de Lunenburg, Pesaro, Florence, Eleonora Bellocci participe à celle de Bad Wildbad et fait valoir, dans le rôle de la camériste, une voix agile et un aigu facile et percutant. Le valet précurseur de Figaro est incarné par Sebastian Monti, formé au Centre de Musique Baroque de Versailles ; il y a peut-être appris aussi la gymnastique puisque son personnage s’entraîne à des figures du kamasutra, mais le goût avec lequel il use de sa voix de ténor, susceptible de se muer mélodieusement en soprano le temps d’une réplique, démontre une réelle musicalité.
Empêché pour la première fois depuis de nombreuses années, le chœur Bach de Poznan est remplacé par le chœur de chambre Gorecki. L’entrain que l’effectif masculin, seul nécessaire, met à jouer les ambigus, voire les folles, s’accorde à sa forte présence vocale. Il reçoit le tribut enthousiaste d’un public hilare. Alors, même si le parti pris de la mise en scène – joindre les gestes aux paroles – nous laisse réservés, nous nous joignons à lui dans l’euphorie de la célébration rossinienne. Encore quatre représentations jusqu’au 29 juillet.