Cherchez la femme : c’est en français et avec humour que s’énonce cette année la thématique du MA Festival de Bruges. Egalement courante en italien ou en anglais, la formule naît sous la plume d’Alexandre Dumas dans Les Mohicans de Paris où le policier Joseph Fouch prétend qu’une femme se trouve à l’origine de toutes les affaires criminelles. Qu’elle soit compositrice (de la Byzantine Cassienne à Kaija Saariaho), musicienne et en même temps muse (Clara Schumann, Fanny Mendelssohn), héroïne biblique ou mythologique (Eve, Marie, Didon, Vénus, etc.), philosophe (Christine de Pizan) ou pionnière (Wanda Landowska), la femme constitue le fil d’Ariane d’une programmation dont l’éclectisme donnerait presque le vertige. D’inépuisables chefs-d’œuvre (Frauenliebe und-leben) côtoient des raretés (Adamo ed Eva de Mysliveček, dont Il Giardellino assure la récréation moderne ; Pelléas et Mélisande dans l’adaptation chambriste de Marius Constant) tandis que des concepts originaux lancent d’audacieuses passerelles entre les époques (In My End is My Beginning autour de la figure de Mary Stuart) et les genres (Scattered Rhymes où la musique ancienne dialogue avec le jazz). Ce qui se présentait comme un thème captivant s’est imposé ces derniers mois comme une réalité sociale aiguë, observe Katherina Lindekens, qui signe la dramaturgie du festival. Il est impossible de prédire quelle forme prendra le nouvel équilibre entre les genres. Nous verrons bien si nous sommes confrontés à un séisme. En attendant, nous élargissons un peu plus l’histoire de la musique.
Dépouillé de ses atours féériques, le Rinaldo créé à Nantes en début d’année était repris vendredi dernier pour l’ouverture de la manifestation brugeoise. Si les machines extravagantes de Claire Dancoisne ont suscité l’émerveillement mais également quelques réserves, le plateau, lui, a fait l’unanimité, ce qui suffisait largement à éveiller notre curiosité. Dans un monde idéal, les opéras ne seraient donnés en version de concert que dans la foulée de représentations scéniques. Les chanteurs ne sont plus rivés à leurs pupitres, ils peuvent s’exprimer et interagir avec une toute autre liberté, la sève du théâtre nourrissant une performance autrement habitée. En l’occurrence, bien que tous abordaient leurs rôles pour la première fois, les artistes placés sous la conduite de Bertrand Cuiller ont réussi à s’approprier leurs parties et même à nous surprendre dans des pages que nous croyions connaître par cœur.
La musique la plus intéressante, note Katherina Lindekens, est celle dans laquelle les femmes sont plus que des clichés chantants. Et Rinaldo de nous en offrir une magnifique démonstration. Première d’une lignée de magiciennes haendéliennes, Armide n’est pas une mégère ni un monstre unidimensionnel et Almirena n’est pas non plus une oie blanche au délicieux gazouillis. Certes, le soprano ample et au métal pénétrant d’Aurore Bucher nous glace le sang (« Furie terribili »), mais le désarroi, l’impuissance rageuse d’Armide nous touche aussi jusques au fond du cœur car l’interprète sait fendre l’armure pour révéler la complexité du personnage. Dommage que Haendel ne l’ait pas développé davantage, nous permettant ainsi de mieux découvrir cette artiste originale. Emmanuelle de Negri, dont l’instrument s’épanouit désormais comme un fruit mûr mais toujours rafraîchissant, n’élude pas la candeur d’Almirena (« Augelletti che cantate », miracle d’élégance sans une once de mièvrerie), mais elle révèle d’emblée sa détermination et les accents de la passion innervent même fugacement « Lascia ch’io pianga ». Quel homme pourrait résister à ce « Bel piacere » gorgé de vie ou ne pas jalouser Rinaldo en écoutant leur fougueuse déclaration (« Scherzano sul tuo volto ») ? Les contingences économiques propres au concert ont du bon : le lancinant duo des sirènes réunit les rivales et sa mélancolie voluptueuse nous enchaîne comme Rinaldo.
© Mario Leko
S’il a apparemment jeté son dévolu sur la mouture originale de Rinaldo (1711), Bertrand Cuiller a opéré des coupes sombres, supprimant notamment le rôle d’Eustazio, ce que Haendel fit lui-même en 1717, sinon déjà en 1714. La perte musicale s’avère substantielle, néanmoins convenons avec Winton Dean que, sur le plan dramatique, l’ouvrage ainsi resserré et recentré sur ses protagonistes gagne en force et en efficacité. Dommage que le premier air de Rinaldo passe à la trappe car notre héros ne commence réellement d’exister qu’en s’épanchant dans son fameux « Cara sposa », autrement dit assez tard (I, 7). Le chef a heureusement conservé les tessitures de la création et Goffredo, incarné alors par Francesca Vanini-Boschi, n’échoit pas, comme souvent, à un contre-ténor mais hérite de l’organe fascinant de Lucile Richardot : le festival ne pouvait rêver mieux pour illustrer sa thématique. Si seule une poignée de femmes sont arrivées à s’imposer dans le domaine de la composition, en bravant courageusement les préjugés d’une société patriarcale, l’art lyrique, en revanche, leur a réservé maints triomphes. Même dans le premier bel canto, elles furent nombreuses à affronter avec succès la concurrence – déloyale et scandaleuse – des castrats. Aujourd’hui, Lucile Richardot tient la dragée haute aux falsettistes. Evoquer le magnétisme d’un timbre, les couleurs enivrantes dont il se pare, question éminemment subjective, nous emmènerait sur un terrain aussi instable qu’une discussion sur le sexe des anges. Mais au-delà de la séduction immédiate et durable que peut exercer la voix du mezzo, sa présence au texte nous tient également en haleine comme l’originalité, subtilement dosée, de son ornementation.
Même si, sur la scène du Concertgebouw, il se trouve réduit à la portion congrue, le sexe dit « fort » ne démérite pas. Les mélomanes ont l’habitude de voir les parties de basse haendéliennes confiées à des barytons, mais Boschi, créateur d’Argante, n’avait pas l’ambitus démentiel de Montagnana et l’emploi n’exige pas une basse profonde. « Sibillar gli angui d’Aletto » a beau cueillir Thomas Dolié à froid, rien n’y paraît : projection exemplaire, vocalisation déliée et ferme, le numéro tient ses promesses ou presque. Le baryton pourrait faire preuve d’un peu plus de hardiesse dans la reprise, que nous avons connue plus spectaculaire, mais la surenchère ne l’intéresse pas. Il préfère investir les affects et affûter sa rhétorique plutôt que de nous éblouir, une approche qu’il partage d’ailleurs avec l’ensemble des musiciens qui signent une lecture tout en nuances de Rinaldo. Cet Argante pétri d’humanité renouvelle notre écoute et son infinie délicatesse nous suspend à ses lèvres (« Vieni, o cara, a consolarmi »).
En Rinaldo, Paul-Antoine Bénos-Dijan rivalise de sincérité et de sensibilité avec son aîné. Son alto chaleureux surprend agréablement par le naturel et la franchise de l’émission, quoiqu’il puisse sembler encore un peu mat et léger quand nous attendons une certaine densité et un autre mordant pour rendre pleinement justice au versant flamboyant du rôle. Le poète déploie ses ailes dans Cara Sposa, nourri d’intentions personnelles et justes qui nous font chavirer, tandis que le virtuose, nonobstant sa maîtrise, reste d’abord prudent (« Venti turbini »). Mais c’est déjà avec une autre assurance qu’il affronte Armide avant d’afficher un aplomb réjouissant dans « Or la tromba » où, soit dit en passant, il doit se contenter de deux trompettes au lieu des quatre requises par Haendel. A vingt-huit ans, cette prise de rôle révèle une personnalité attachante et laisse entrevoir un brillant avenir. Puisse-t-il, contrairement à Rinaldo mais aussi à d’autres jeunes chanteurs, résister à l’appel des sirènes. Le lecteur l’aura compris, Bertrand Cuiller n’est pas là pour nous en mettre plein les oreilles ni pour cravacher les forces vives du Caravansérail. L’humilité – l’intelligence devrions-nous écrire – dont il fait preuve devant le chef-d’œuvre du Saxon explique probablement la retenue qui semble prévaloir dans ses choix (certains tempi pourront même dérouter). Mais son sens de la respiration, la souplesse avec laquelle il épouse la fluctuation des sentiments n’ont pas de prix et méritent toute notre gratitude. Comme un bonheur ne vient jamais seul, le soliste se rappelle aussi à notre bon souvenir. Quelques réfractaires pourraient bien rendre les armes en découvrant l’aigu perlé de son clavecin quand il se substitue aux flûtes qui, d’ordinaire, jouent l’introduction de « Augelletti che cantate », moment de grâce inattendu dans une soirée décidément riche en surprises.