Rendre vie à l’opera seria relève toujours d’une sorte de gageure. Comment animer ces successions d’arie da capo, quelle qu’en soit la variété dramatique et musicale ? Avec le respect le plus scrupuleux de l’œuvre qu’ils servent, les humbles, nourris de toutes les expressions artistiques, seraient-ils les pionniers qui renouvellent profondément l’univers baroque, s’adressant à tous les publics sans jamais sacrifier à la démagogie ? On se souvient du concert de louanges qui salua la recréation du Ballet royal de la nuit par Sébastien Daucé et Florence Lattuada Le Ballet royal de la nuit, renouant avec le merveilleux, avec le spectaculaire qui avaient été trop longtemps oubliés comme essentiels à la compréhension de l’œuvre. Avec ses moyens propres, la même nécessité anime la réalisation de Claire Dancoisne, familière de la marionnette comme des arts de la rue auxquels elle confère une réelle dignité.
Le caractère fantastique du livret, si proche de Shakespeare, répondait au goût du public londonnien pour le féérique. Emprunté à la Jérusalem délivrée du Tasse, le sujet, romanesque à souhait, orné de tous les divertissements alors imaginables, avec le recours aux machines les plus sophistiquées, retrouve ici son illustration première, fabuleuse, et fait oublier bien des réalisations qui réduisent l’ouvrage à une succession d’arie da capo virtuoses, prétextes à des exercices de pyrotechnie vocale. C’est la version de 1711 qui nous est offerte, privée du rôle secondaire d’Eustazio (que Haendel supprima en 1731), assortie de quelques coupures et ajouts traditionnels.
Avec des moyens simples, humbles, Claire Dancoisne nous entraîne dans un univers onirique dont la beauté le dispute à l’étrangeté. Le grand spectacle, les machineries sont convoqués pour servir le livret au plus près des intentions du Tasse et de ses adaptateurs. La magie joue pleinement. Comment ne pas faire le rapprochement ? Nous sommes à Nantes, et la Galerie des Machines est sur l’Ile toute proche : Les bêtes animées, toutes plus fantastiques les unes que les autres sont fascinantes. Un travail achevé, humble et efficace, sert ce Rinaldo de façon exemplaire. Cordages et poulies retrouvent leur raison d’être pour créer ce monde de légende. L’effet de surprise ne se dément à aucun moment du spectacle. Ce sont d’abord les ombres figurées des deux comédiens, qui rappellent le wayang (théâtre d’ombres de Java et Bali). Les entrées en scène d’Argante, d’Armida, fabuleuses, l’armée des croisés, l’arbre magique où la magicienne et son amant retiennent prisonniers Almirena, puis Rinaldo, la mise en scène, les accessoires devenus essentiels, les éclairages, les costumes, la direction d’acteur, tout concourt à captiver le spectateur. Certes, tout est artifice, mais tout est juste, vrai, dès que l’on franchit le seuil de cet univers magique. Aucun décor : un système permanent de larges bandes descendant des cintres dessine une perspective centrale tout en autorisant toutes les entrées et sorties, les apparitions fantasmagoriques comme les irruptions d’animaux machines ou autres éléments sortis tout droit d’un imaginaire fabuleux. Rinaldo serrant les boulons du cheval qu’il enfourchera ensuite, Armide sur son dragon, Argante conduisant son monstre marin, un bestiaire extraordinaire introduit ou accompagne nos héros. Des éclairages particulièrement inventifs renouvelleront l’intérêt visuel. Le clair-obscur dans lequel baigne le plus souvent la scène permet de valoriser les moments où un faisceau magnifie ou grandit tel ou tel personnage.
© Jef Rabillon / Angers Nantes Opéra
Pour chacun des solistes, il s’agit d’une prise de rôle, et l’engagement est au rendez-vous. Contre-ténor dont c’est le premier grand rôle, Paul-Antoine Bénos-Djian incarne un Rinaldo jeune, passionnément épris d’Almirena, toujours juste dans son jeu. Le chant est remarquable de maîtrise, de l’émouvant « Cara sposa », qui suspend le temps, de « Venti, turbini » virtuose à souhait, à « Or la tromba » aux superbes vocalises, flamboyant, admirable. Le duo avec Almirena, simple, tendre, dépourvu de tout artifice, est un moment de grâce. Après Rinaldo, c’est Goffredo que Haendel sollicite le plus, pour notre plus grand plaisir. Lucile Richardot est imposante d’autorité vocale et dramatique. On connait sa voix longue, sonore, aux graves impressionnants, dont l’articulation et la projection sont exemplaires. Avec elle, Goffredo est un personnage puissant et attachant, dépassant le simple faire-valoir trop souvent entendu. Emmanuelle de Negri donne à Almirena ses traits juvéniles comme sa passion émouvante. L’émission est toujours aussi pure, sa fraîcheur assortie de couleurs séduisantes. Dans la scène du jardin, « Angeletti che cantate » où la voix est instrumentalisée pour dialoguer avec les instruments, est un régal, du prélude à ses derniers mots. Evidemment on attend « Lascia ch’io pianga ». Même si souvent rabâché par toutes celles qui croient avoir de la voix, cet air conserve sa magie douloureuse, et la liberté bienvenue de la plainte qu’exhale la soliste, servie par des moyens exceptionnels, avec une retenue, une pudeur extrême, une fin évanescente, nous émeut tout particulièrement. Tempérament opposé, Armida est Aurore Bucher. « Furie terribili » impose la magicienne dominatrice, cruelle, séductrice, mais aussi attachante par ses émotions. Le « Ah ! crudel » qui suit le duo où Rinaldo refuse ses avances, ample, véhément, est particulièrement réussi, tout comme le finale du deuxième acte « Vo’ far guerra », vindicatif et virtuose à souhait. La voix est impressionnante, et mérite d’être davantage entendue. Thomas Dolié, Argante, est un remarquable baryton, puissant, bien timbré, virtuose, d’une autorité et d’une sensibilité étonnantes. Dès son aria « Sibillar gli angui d’Aletto », qui requiert des moyens exceptionnels, on est conquis. Donc, pas la moindre faiblesse dans cette distribution en tous points parfaite. Les deux comédiens – Gaëlle Fraysse et Nicolas Cornille – oiseaux, furies, cerbères, manipulateurs virtuoses, danseurs, à la fois omniprésents et discrets, sans lesquels le spectacle ne serait pas ce qu’il est, méritent d’être signalés pour la perfection de leur jeu.
Bertrand Cuiller, familier de la musique baroque, aborde pour la première fois un opéra de Haendel. Fréquemment au clavecin, son instrument premier, il dirige avec vigueur et souplesse, attentif à chacun, et trouve toujours l’expression la plus juste. L’écriture particulièrement riche, inventive de Haendel est illustrée de manière lisible, claire, jamais ostentatoire, avec la poésie, la douceur comme la violence extrême, par son ensemble Le Caravansérail. Les bois y excellent, mais aussi les cordes, et leurs couleurs sont le plus souvent au rendez-vous. Une mention spéciale aux cordes pincées dans l’introduction du premier air d’Almirena « Angeletti che cante ».
Créé à Quimper (Théâtre de Cornouaille), le 18 janvier, ce moment de plaisir sans ombre – fruit du travail de la co[opéra]tive, collectif dédié à la production lyrique – sera partagé à Angers du 4 au 6 février, à Besançon les 9 et 10, à Saint Louis le 13, à Compiègne les 16 et 17, à Dunkerque les 20 et 21, à Charleroi, Mâcon et La Rochelle en mars et à Sablé le 24 août.