Teodor Currentzis s’était allié à Dmitri Tcherniakov pour Aida, puis Macbeth. Cette Traviata est le fruit de son travail avec Robert Wilson, autre figure majeure de la mise en scène contemporaine. Ce dernier déclare n’avoir « jamais vu une production de La Traviata qui [lui] ait plu », ajoutant « elles sont généralement kitsch et très sentimentalistes … Le défi consiste à déceler une profondeur émotionnelle dans la musique, sans être superficiel ni expressif ». Après Linz, en 2015, puis Perm un an après, le Grand-Théâtre de Luxembourg réunit ces deux monstres sacrés. La lecture singulière de Bob Wilson passe aux yeux du plus grand nombre comme novatrice ou renouvelée, radicale dans son parti-pris esthétisant. Ce soir, incontestablement, elle fonctionne et le public ne s’y trompe pas, réservant de longues ovations, debout, à l’ensemble des acteurs. Avec quelque recul, le système construit au fil des ans relève cependant autant de l’artifice que la plus conventionnelle des réalisations.
En dehors de Violetta et Alfredo, superbes, les éclairages de John Torres sont peut-être ce que l’on retiendra avant tout de ce spectacle. La rampe de néons éblouissants qui limite l’avant-scène annonce ce premier rôle. Constante du langage de Wilson, le traitement virtuose de la lumière, qui compense le statisme des chanteurs, autorise les plus beaux tableaux, éphémères. Toujours des tons subtils, nuancés, changeants, comme les intensités et les volumes, allant de la ponctuation crue du seul visage de Violetta au début du dernier acte à ces strates ou dégradés que l’on ne trouve qu’en haute altitude. Les contrejours, fréquents, qui dessinent les silhouettes sur ces fonds colorés, nous renvoient au XVIIIe S comme aux ombres chinoises. Mais est-on encore à l’opéra, ou sommes-nous dans un théâtre d’ombres qui eut les faveurs du public avant la naissance du cinéma ? Les costumes dessinés par Yashi sont d’une rare élégance, robes romantiques aux tons pastels des femmes, habits noirs pour les hommes.
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Quelques éléments mobiles, abstraits, pallient l’absence de décor. Une forme indéterminée disparaît dans les cintres peu après le lever de rideau. Ce sont ensuite des sortes de gros crayons, immaculés, taillés aux deux extrémités, qui vont descendre avant de se stabiliser et de permettre des jeux de lumière. Puis apparaissent d’étranges structures, qui rappellent l’enchevêtrement des tiges blanches du jeu de mikado, structures que l’on retrouvera au sol, groupées comme mobiles. Enfin, ce sera le tour de sortes d’épées lumineuses (Star Wars ?) suspendues obliques à mi-hauteur. Le refus de tout figuralisme est manifeste, qui interroge le spectateur. Le carré lumineux projeté en fond de scène au dernier acte, petite fenêtre qui permet à Violetta de prendre conscience de la lumière du jour, sera l’unique concession narrative, à moins que les cornes que portent certains chanteurs lors du chœur des toréadors nous renvoient à l’Espagne, si ce n’est à Falstaff. Depuis bientôt cinquante ans, Robert Wilson a construit son système, d’une pureté aseptisée, esthétisante : refus de tout décor, de tout accessoire, immobilité des personnages, déplacements mesurés, parfois rompus par les bonds des hommes ou le trottinement d’ Annina. Peut-on parler de direction d’acteur, quand il s’agit de réduire l’expression de chacun à un vocabulaire restreint de mouvements des avant-bras et de hochements de tête ? Des visages délibérément inexpressifs, figés, jamais aucun contact entre les corps, comme si un interdit religieux le prohibait ? Au « Più a me t’appressa » [approche-toi plus près] que chante Violetta, Alfredo, distant d’environs quatre mètres, approchera sa main à une vingtaine de cm, sans jamais toucher celle de la mourante. Wilson dit vouloir libérer l’imaginaire du spectateur, se contentant de lui proposer des symboles. Soit, mais alors l’écoute d’un enregistrement dans l’obscurité n’est-elle pas encore mieux venue ? Si le hiératisme, l’abstraction, l’ascèse conviennent aux scènes dont l’action est réduite, ainsi le dernier acte de cette Traviata, les limites sont vite atteintes lorsque la succession des événements impose un minimum de rythme. Ne tombe-t-on pas dans une convention, si décriée par ailleurs, lorsque les solistes viennent se planter devant le chef pour chanter leur air, la paume de la main semblant prendre appui sur un élément invisible ? La cohérence du propos, comme la perfection formelle de la réalisation sont indéniables, tout y est millimétré, synchronisé, des mouvements, des éclairages, avec la musique. Une succession de tableaux, le plus souvent séduisants, devant lesquels le spectateur défile comme dans une galerie de musée, si elle rompt avec les habitudes d’un public familier de mises en scènes traditionnelles comme renouvelées, ne fait pas pour autant un opéra.
La Traviata, c’est d’abord Violetta. Nous découvrons en Nadezhda Pavlova une interprète majeure : la voix est claire et sonore, avec ce qui sied de fraîcheur juvénile, ce qui est d’autant plus remarquable qu’elle n’est plus une débutante. De superbes aigus filés pianissimo, une agilité et une longueur de voix qui forcent l’admiration. Son troisième acte est bouleversant (l’un des plus beaux « Addio del passato » jamais écoutés). « Una donna di prima forza », n’était son italien aux accents slaves. Alfredo, qui ne dispose lui aussi que de sa voix, faut-il le rappeler, est admirable du début à la fin. L’émission d’ Airam Hernandez est superbe. Un brindisi plus qu’honnête, la fougue de « De’ miei bollenti spiriti », le lumineux contre-ut tenu de « O mio rimorso », les duos, tout emporte l’adhésion, sans histrionisme. Le Germont de Dimitris Tiliakos déçoit quelque peu. Son émission est terne, sans séduction, le souffle court et le legato absent. Où sont la ligne et la noblesse ? Les rôles secondaires sont honorablement défendus. Les choeurs surprennent, moins par leurs qualités intrinsèques – encore que la prononciation italienne soit anecdotique – que par la fonction qui leur est attribuée, ainsi celui des zingarelles, comme celui des toréadors, dont toute référence à l’Espagne est gommée. Pourquoi ?
Familier du compositeur (Aida, Macbeth, le Requiem…).Teodor Currentzis respecte scrupuleusement le texte de Verdi. Toutes les nuances, y compris celles qui sont estompées, voire oubliées le plus souvent, sont là, poussées à l’extrême, il en va de même des tempi. Modelant le chant, imposant les respirations, ciselant tel détail, valorisant tel motif instrumental, la direction est superlative. En résulte un lyrisme exacerbé, qui, ponctuellement, renvoie à certaines musiques de films, tant il est spectaculaire. D’une rare discipline, d’une exactitude et d’un ensemble confondants, son orchestre est voué à la traduction de ses intentions les plus subtiles. Son attention au chant est constante, qu’il sculpte, accompagne avec exigence. Le spectacle, faute d’être sur le plateau, est dans la fosse.