La scène du théâtre de l’Opéra de Vichy, splendeur de l’Art nouveau, accueillait samedi et dimanche une merveille de l’art ancien, Le Retour d’Ulysse de Monteverdi, dans une production de l’Opéra de Lyon, reprise de celles de 1998 (Bruxelles) et de 2016 (Paris), qui sera donnée à la Maison de la Danse dans le cadre du festival de printemps de l’institution lyonnaise.
Ce Retour est donc non seulement celui d’Ulysse dans sa patrie, tel que l’avaient conçu Monteverdi et son librettiste Badoaro, mais aussi le retour du spectacle original et émouvant du plasticien William Kentridge associé aux marionnettistes de la Handspring Puppet Company.
Réduite à une durée d’une heure quarante, l’œuvre, dont l’exécution nécessite généralement plus de trois heures et demie, concentre les émotions dans le lien étroit qui se tisse entre de grandes marionnettes de bois, leur animateurs et les chanteurs. Le choix d’un effectif instrumental réduit donne à cette représentation un caractère d’intimité et de proximité particulièrement touchant.
Claudio Monteverdi, Le Retour d’Ulysse, Production de 2016 © ICKHEO
En un véritable tableau vivant, les chanteurs se présentent de face derrière le lit où repose, sous la forme d’une grande marionnette, un Ulysse mourant. À la manière du célèbre tableau de Rembrandt, La leçon d’anatomie du Docteur Tulp (1632), contemporain de l’opéra de Monteverdi (1640), ils auscultent le corps dissimulé par un drap, tandis que derrière eux un amphithéâtre d’anatomie semi-circulaire, en bois et à gradins, accueille les musiciens dont le public complète en quelque sorte le cercle de spectateurs. Au centre, à l’étage supérieur, un écran accueille la projection d’un film d’animation réalisé à partir de dessins évolutifs de William Kentridge, crayonnés en perpétuel devenir, gommés, repris, modifiés, laissant parfois subsister les repentirs, alternant avec des vues filmées. Juxtaposant à la représentation de l’enseignement ancien de la médecine les avancées les plus récentes de la technologie médicale, le plasticien scénographe nous donne à voir des images d’échographies, d’IRM, de radiographies et de scanners, mais aussi de battements d’un cœur. Autant d’images de naissance et de mort, de vie, de passions et d’émotions (les « affects » de la théorie baroque) et de pathologies, dont on comprend qu’elles accompagnent les derniers souvenirs d’Ulysse se remémorant son retour à Ithaque dissimulé en mendiant, puis la mise à mort des prétendants et les retrouvailles avec Pénélope. L’histoire lointaine narrée par Homère dans l’Odyssée et reprise au XVIIe siècle par Monteverdi acquiert ainsi, au-delà de sa dimension intemporelle, une forme de contemporanéité troublante. Une autre marionnette représente l’Ulysse remémoré, le héros homérique, aux côtés des figures de bois (créées par Adrian Kohler) de Pénélope, Télémaque, Eumée, des prétendants et des dieux.
Les chanteurs, tous membres du Studio de l’Opéra de Lyon dont Jean-Paul Fouchécourt est le directeur artistique, font littéralement corps avec les marionnettes – aux visages très expressifs – et les marionnettistes. Ces derniers manipulent avec une discrète habileté les lourdes marionnettes de bois et forment avec les chanteurs de véritables pas de trois virtuoses, dans une chorégraphie souple et énergique à la fois. Chanteurs et marionnettes, en dédoublant les personnages, ne les scindent pas mais expriment au contraire davantage de potentialités. En admirant les mouvements élégants des figurines géantes, on se prend à penser à l’essai de Kleist Sur le théâtre de marionnettes (1810), dans lequel il est dit qu’une marionnette peut être plus gracieuse qu’un être humain parce qu’elle est exempte de toute affectation et dénuée de toute conscience de soi.
La voix claire et bien projetée du ténor Alexandre Pradier délivre avec talent l’émotion des premières paroles de l’opéra, celles de la Fragilité humaine, qui pourraient servir de titre à l’œuvre entière : « Je suis chose mortelle, d’humaine condition », avant de composer un irréprochable Ulysse, à la diction exemplaire, vaillant dans son chant et rayonnant dans le duo final. Attachante Pénélope, la mezzo-soprano Beth Moxon maîtrise les inflexions douloureuses du personnage tout autant que sa résistance, jusqu’à la libération du chant dans la scène de reconnaissance et le duo d’amour, tout de finesse et d’allégresse. La soprano Henrike Henoch (Amour et Minerve) et la mezzo-soprano Beth Taylor (La Fortune, Mélantho et Amphinomos) font de très bonnes prestations dans des rôles véritablement investis. Le ténor Emanuel Heitz est un Télémaque de bonne tenue, tandis que Stephen Mills convainc pleinement en Jupiter et en Eumée. Les rôles de Neptune, du Temps et d’Antinoos sont tenus avec panache – ou superbe, selon le personnage – par le baryton-basse Matthew Buswell.
Le Ricercar Consort, dont les membres sont assis sur les gradins de l’amphithéâtre d’anatomie, donne, sous la direction de Philippe Pierlot, une interprétation chambriste raffinée et chaleureuse de la musique de Monteverdi. La distribution originale a été réduite – quatre personnages et plusieurs chœurs ont été retranchés du livret et de la partition dans laquelle de larges coupes ont été opérées. De cette condensation de l’action et de la musique naît le sentiment d’une plus grande urgence de la vie, d’une nécessité absolue de l’amour et du droit au bonheur dans le cours d’une existence fugace. Poignant témoignage de l’humanisme du XVIIe siècle sous le regard du XXIe siècle, cette représentation de l’œuvre suscite un émerveillement inconditionnel devant la beauté de la musique et la subtilité du chant.