L’élévation du niveau de la l’Atlantique, lié au changement climatique, n’a pas encore entraîné la submersion de la scène du Théâtre Graslin, mais on s’y prépare. « L’eau crée son propre drame : chaque pas est excitant, dans un matériau qui éclabousse et enregistre chacun de vos mouvements. La peur, la colère et le désespoir sont rendus visibles dans l’eau par les corps en mouvement des artistes. » nous disent les sœurs Blankenship, qui signent la mise en scène. Reprise de la production du Theater Hagen (2017), en Westphalie, avec une distribution totalement renouvelée, avec son mystère et ses frissons, c’est un moment fort que cette version en continu du premier drame wagnérien, dont la réussite est magistrale. La mise en scène, intimement liée au moindre trait de la partition dans ses mouvements, dans sa direction d’acteurs, dans ses éclairages, est d’une rare intelligence et nous vaut des scènes toujours animées, plus belles les unes que les autres. En contrepoint du destin individuel des solistes, c’est l’histoire d’une communauté côtière, isolée, misérable.
De l’eau sur scène, Nicolas Joël avait tenté l’expérience dès 1987 en inondant le pied du mur d’Orange de 300 m3, avec un canal, les quais et les bateaux, à propos du même ouvrage. La comparaison s’arrête là, car la dimension visuelle et dramatique de l’élément liquide dépasse ici l’anecdote. L’eau est omniprésente, tout ce qu’elle autorise – bruissements (en étroite relation avec la musique), jaillissement, projections, ondulations – est au service du drame. Ainsi, chanteurs et figurants joueront-ils deux heures et demie les mollets, voire le corps, dans l’eau froide. Cet engagement peu commun mérite d’être souligné. Seul (petit) regret : les spectateurs du parterre n’en perçoivent l’existence qu’au travers des gerbes d’eau et du bruit liés au jeu de chacun. L’opacité et les mouvements du brouillard participent autant que l’eau à l’étrangeté fascinante de la scène, magnifiée par des lumières quasi picturales. Décors et accessoires se réduisent à trois fois rien : des cordages, un énorme cabestan que feront tourner les femmes (ex-fileuses) au début du deuxième acte, une vasque contenant un brasero, enfin, un alignement de quatre bittes d’amarrage au dernier, suffisent amplement à suggérer le cadre de chacun des actes, avec, toujours, la magie des corps en mouvement, magnifiée par les éclairages les plus subtils. Après cette magistrale réalisation, qui offrira à Rebecca et Beverly Blankenship l’occasion de monter le Ring dont elles rêvent ?
La distribution est inchangée depuis la création française à Rennes, dont rendit compte Tania Bracq (« images du monde flottant »). Dans une mise en scène devenue classique, Harry Kupfer faisait de l’héroïne une schizophrène inventant le Hollandais dans son délire. Ici, rien de tel : la compassion, l’amour absolu que porte Senta, fascinante, au Hollandais nous touche. Le timbre de Martina Welschenbach séduit, même si on attend davantage de longueur de voix. Son jeu, toujours juste, traduit remarquablement la jeunesse, la fraîcheur naïve, rêveuse, passionnée et résolue de Senta. Doris Lamprecht campe une Mary vive, délurée, avec une voix solide, colorée à souhait, particulièrement dans le registre grave. Malgré un médium et des graves faibles, une voix au timbre quelconque qui ne convainc pas toujours, l’Erik que chante Samuel Sakker nous vaut ponctuellement de beaux moments dans sa cavatine. Yu Shao, ancien de l’Atelier lyrique de l’Opéra de Paris, beau timbre, remarqué au Concours Reine Elisabeth, a chanté le Steuermann à Lille en 17. Vigoureuse, soignée, la voix est généreuse et égale dans toute son étendue. Sans doute l’un des meilleurs interprètes de la production. Impressionnant par son autorité vocale et sa présence scénique, le mordant, l’intensité, le Hollandais de Almas Svilpa est admirable du début à la fin. L’éternel vagabond des mers nous émeut par sa détresse comme par sa noblesse. La voix sait se faire puissante autant que retenue, d’une douceur d’âme, d’une poésie de timbre et de couleur rares. Daland est ici un rôle bouffe, aux traits dramatiques quelque peu forcés, âpre au gain, omettant l’amour possessif qu’il porte à Senta. Patrick Simper, voix sonore, souple, caressante dans tous les registres, lui donne une présence singulière.
Les chœurs sont puissants, remarquablement articulés. Ils associent celui de Nantes à l’ensemble masculin Mélisme(s) de Rennes. Les quelques décalages des chœurs d’hommes, imputables à l’orchestre, n’altèrent pas notre bonheur. La plénitude, la projection, la couleur sont bien là et nous réjouissent. Le chœur des fileuses (devenues « haleuses ») impressionne : des graves solides, sans jamais être appuyés, une cohésion idéale, malgré les mouvements scéniques complexes.
L’Orchestre symphonique de Bretagne s’efforce de traduire le climat étrange, fantastique de l’œuvre. Les cordes peinent parfois à équilibrer les cuivres, impérieux. Il arrive à la petite harmonie, un peu sèche, de manquer de poésie. Cependant, sous l’impulsion du chef bavarois Rudolf Piehlmayer, la dynamique comme les respirations et la dimension intime font vite oublier ces réserves. La battue énergique, allante, claire, construit en sauvegardant la légèreté, Weber n’est pas oublié. L’ouverture, tempêtueuse, avec des cuivres homogènes qui claquent, est d’un romantisme juste. Toujours attentif au chant comme aux équilibres, le chef confirmerait si besoin était ses qualités de wagnérien.
En 1986, déjà, Nantes avait osé son premier Hollandais volant en allemand (Marc Soustrot / Philippe Godefroid), avec la plus large diffusion sur les ondes, comme sur les écrans géants de nombreuses villes moyennes. 2019 renoue avec cette expérience, amplifiant encore l’effectif et la diversité des publics touchés. Ainsi, la production associe de nouveaux et nombreux partenaires, particulièrement dans le monde innovant du numérique. Elle connaît une diffusion exceptionnelle dans les deux régions (pays de Loire et Bretagne) mais aussi jusque Jersey et Guernesey, dans tous les milieux, y compris carcéraux. L’enthousiasme unanime qu’elle suscite est propre à réconcilier le plus grand nombre avec le théâtre lyrique comme à satisfaire les amateurs les plus exigeants. Bravo aux initiateurs comme à tous les acteurs de ce projet ambitieux !