Les Due Foscari avaient commencé depuis un bon bout de temps sur la grande scène du Grimaldi Forum de Monaco où ils étaient donnés en version de concert. On avait déjà vibré aux deux airs frémissants du fils Foscari et de son épouse Lucrezia quand arriva l’entrée du père.
Une porte s’ouvrit alors, côté jardin. Une haute silhouette apparut, couronnée de cheveux blancs, reconnaissable entre toutes : Plácido Domingo. Il était là, dressé dans sa légende. La salle fut parcourue d’un frisson. Quoi, l’artiste qu’on voyait là était bien celui, quasi mythique, dont la carrière stellaire avait débuté près d’un demi-siècle plus tôt?
Plácido Domingo © Alain Hanel-OPéra de Monte-Carlo
Il attaqua sa romance : « O vecchio cor che batti » (« O, vieux cœur qui bat encore… ! ») Il n’avait rien perdu de sa superbe, de sa prestance, de son volume. Sa voix, bien sûr, était descendue dans le grave. Mais, chose curieuse, son registre de baryton gardait un timbre de ténor. Il nous émouvait au plus profond de nous-mêmes.
L’histoire que chantait Domingo était celle, cruelle, d’un doge de Venise qui, garant de la loi, signe la condamnation de son fils qu’il sait innocent. (« Saro Doge nel volto e padre in cor » : « Je serai doge en apparence et père dans mon cœur »). Cette histoire est à méditer sur les erreurs judiciaires et sur les emballements populaires qui, sans preuve, peuvent briser l’honneur des hommes. Lorsqu’à la fin, Plácido Domingo chanta un bouleversant « D’un odio infernale la vittima sono » (« Je suis victime d’une odieuse machination ») et qu’il fut ovationné, il n’était pas interdit de penser à sa propre personne, actuellement maltraitée par certains media. Une différence entre son personnage et lui : le père Foscari sombre dans le néant tandis que lui est toujours en scène !
Au nom du père (Foscari), il ne faudrait pas oublier les autres protagonistes. Ils méritent largement les honneurs. Ce soir-là, à Monaco, la soprano Anna Pirozzi fut superbe. Elle domina le plateau par l’aisance et la volupté de sa voix, l’ampleur de ses éclats, la chaleur de son engagement. Le ténor Francesco Meli fut impressionnant, avec sa voix tranchante comme une épée, dont le feu s’éteint soudain et ressurgit en frémissants pianissimos. A leurs côtés se trouvait la basse Alexander Vinogradov, magnifique dans le peu de rôle qui était le sien. Et dire que tous trois n’étaient pas nés quand Domingo était déjà en scène !
Le chef d’orchestre Massimo Zanetti semblait chez lui dans cet opéra de Verdi. De sa main gauche il dessinait dans l’air, à l’intention des chanteurs, les contours de leurs chants. L’orchestre et le chœur de Monte Carlo répondaient splendidement à ses injonctions. Etagée sur l’immense scène, la masse des musiciens et des choristes constituait à elle-seule un impressionnant décor.
Ainsi eut-on droit à un admirable spectacle dont Verdi fut le seul metteur en scène.