A la différence de bien des transpositions prétextes à des lectures provocatrices, avec message ajouté du réalisateur, on sort ému, réjoui et ébloui par la proposition de Richard Brunel. Le nouveau directeur de l’Opéra de Lyon, familier de l’univers théâtral et chorégraphique, a fait un choix audacieux : déplacer l’action du Mantoue de la Renaissance vers une compagnie contemporaine de danse, sur laquelle règne le Duc, où les antagonismes, les séductions, les soumissions comme les rivalités se développent. Comme il l’explique dans son propos introductif, c’est un « univers complexe où tout le monde se surveille, où tout le monde avance masqué ». Avec sa collaboratrice, Catherine Ailloud-Nicolas, il « renoue des fils interrompus de l’œuvre originale ». Ainsi fait-il de la mère de Gilda un personnage essentiel, bien que mémoriel. Sa présence chorégraphique, muette, mais démonstrative, éclaire la richesse psychologique et dramatique de l’ouvrage. C’est devant le rideau de fer, rouge, avec sa porte centrale, que s’ouvre le spectacle. Avant que l’orchestre entame son prélude, une danseuse, tout de voiles blancs vêtue (admirable Agnès Letestu), nous introduit dans cet univers, cadre de l’action. Le corps de ballet de l’opéra, comme les belles chorégraphies que Maxime Thomas a réalisées à sa destination, ainsi qu’à celle des choristes, permettent de crédibiliser l’option choisie par la mise en scène.
finale de Rigoletto © Jean-Louis Ferdandez
La simple tentative de description écrite de la transposition et des émotions qu’elle suscite est impropre à rendre compte de la réalité vécue. On croit redécouvrir l’ouvrage, ses acteurs et les liens qui les unissent. Etienne Pluss signe des décors particulièrement ingénieux : les coulisses d’un théâtre, où les danseurs répètent, une structure mobile, figurant la loge de la mère de Gilda, la chambre de cette dernière à l’étage, qui deviendra au dernier acte la maison de Maddalena et de son frère. Sa translation, de cour à jardin pour chaque acte, son déploiement au deuxième, renouvelleront l’espace. Le souci de réalisme nous permet ainsi de nous immerger pleinement dans l’action. Les costumes contemporains de Thibault Vancraenenbroeck, variés à l’extrême, sont en parfaite adéquation avec les personnages et les situations. Les lumières de Laurent Castaingt, inventives et recherchées participent idéalement au climat de chaque scène. Le souci du moindre détail, les attitudes de chacun, une direction d’acteur admirable donnent toute sa vérité à cette transposition audacieuse. Le surprenant finale, où la mère entraîne sa fille, à son image, sur des pointes, dans la nuit obscure, au désespoir de Rigoletto, n’est pas moins émouvant que les illustrations traditionnelles.
La distribution, vocalement et dramatiquement remarquable, se signale aussi par la parfaite adéquation entre la corpulence, l’âge et la personnalité de chacun : de l’athlétique Sparafucile à la frêle Gilda, à peine sortie de l’adolescence. Le choix a été fait de priver Rigoletto de sa difformité (il est supposé avoir été danseur de la compagnie), seules une canne et une genouillère marquent son handicap. Juan Jesus Rodriguez a la voix ample et claire, aux aigus solides. La noblesse de ton, son art de la déclamation lui permettent de traduire idéalement toutes les expressions de Rigoletto. La force, la véhémence sincère du « Corteggiani, vil razza dannata » sont convaincants, tout est juste. Ses duos avec Gilda ont toute la tendresse attendue. Alexey Tatarintsev campe un duc charmeur, mordant, insolent, plus libertin que débauché, avec une prestance singulière, affirmée dès le « Questa o quella » d’entrée. La voix est sonore, conduite avec un art consommé. Rocio Pérez nous vaut une Gilda à peine sortie de l’adolescence, souffrant de sa réclusion par un père aimant et autoritaire. C’est là un grand soprano : la voix est agile et fraîche, malléable, aux aigus lumineux. Passionnément désespérée au dernier acte, c’est aussi une remarquable comédienne qui ne fait qu’un avec son personnage dont l’évolution est conduite avec art. Öney Köse est Sparafucile. Il excelle dans la séduction comme dans l’autorité, servi par une voix robuste, sonore et bien conduite, aux graves solides. Dépouvu de tout scrupule, âpre au gain, voleur, proxénète et tueur, le personnage n’est pas moins sympathique. Aucun des seconds rôles ne démérite. On retiendra particulièrement la Maddalena de Francesca Asciotti, que l’on regrette ne pas entendre davantage : la voix est capiteuse, ronde et le jeu superlatif. Les nombreux ensembles sont autant de réussites, avec un extraordinaire quatuor du troisième acte, équilibré, aux individualités bien marquées. Les interventions du chœur masculin sont parfaitement réglées, toujours justes, servies également par un jeu exemplaire. L’orchestre, sous la direction appliquée et efficace d’Alexander Joel, fait son travail, sans outrances ajoutées. Si quelques décalages ponctuels – vite corrigés – sont observés, les soli sont remarquables, celui de hautbois, introduisant le « Tutte le feste » de Gilda, tout particulièrement.
Une production originale, magistrale, à découvrir à tout prix, à Nancy déjà, avec cette distribution irréprochable, puis à Rouen, Toulon et Luxembourg.