Lise, Bryn et Jonas sont dans un bateau… Et c’est Jonas Kaufmann qui tombe à l’eau. Evacuons la question d’emblée : la prise de rôle du ténor allemand ne nous a pas convaincus et s’avère problématique à bien des égards. Pourtant après un Paul excellent et la réussite de Tristan, Grimes pouvait sembler évident. Las, le premier acte le chahute fortement, met à mal la ligne et même la justesse. Les aigus sont criés dans les ensembles, le personnage pataud. Après l’entracte, toute la scène avec le jeune apprenti reste extérieure, on ne perçoit ni violence (qu’on peut certes intérioriser), ni les bouffées de colère chez ce marin solitaire, en butte à sa communauté, en lutte avec lui-même et ses démons violents. L’émission piano, les susurrements qu’on peut admirer chez Jonas Kaufmann sonnent ici complètement hors style. Le dernier monologue, hagard, lui permet de sauver un rien la mise, toujours avec les mêmes expédients techniques, qui ne font pas une interprétation réussie. Le problème majeur qui grève toute l’interprétation réside dans une diction anglaise très relâchée. Il y a un monde entre parler un anglais international et prononcer cette langue dans sa poétique appliquée au chant, c’est-à-dire faire sonner ses consonnes (comme en allemand pourtant) et voyelles (on prononce bien « danse » pour « dance », non comme dans « dance music » ; « water » s’entend « wôheur » etc.). Il n’est pas le seul.
© Wiener Staatsoper / Michael Pöhn
Si Bryn Terfel se comprend globalement, l’ensemble du plateau s’avère soit incompréhensible soit parlant un anglais d’aéroport. On s’accroche à ce qu’on peut. Dans ce qui est aussi une prise de rôle et un pas de côté intéressant à ce stade de sa carrière où on la demande dans les rôles les plus dramatiques du répertoire allemand, Lise Davidsen impressionne du haut de sa voix torrentielle. Mais est-ce là le rôle d’Ellen ? Certes, elle allège la ligne et propose de bien jolis piani pour donner de la consistance à l’institutrice compatissante. Cependant dès que les phrases se tendent, elle n’a d’autre ressort que sa puissance et écrase le plateau. Bryn Terfel croque Balstrode avec le métier du vieux loup de mer. Il est ce soir là en plutôt bonne forme, même si le chant s’émaille de quelques faussetés dans les attaques. Son magnétisme scénique ne souffre lui d’aucune écaille. Quant au reste du plateau, il s’étage du médiocre (pour ne pas dire mauvais) – les deux nièces et Auntie inaudibles et insipides (Ileana Tonca, Aurora Marthens et Noa Beinart), une Mrs. Sedley sans grave et au timbre vinaigré de Stephanie Houtzeel ou encore les biens pâles Erik Van Heyningen (Ned Keene) et Martin Hässler (Ned Keene) – au passable avec Wolfgang Bankl (Swallow) et Carlos Osuna (Reverend Adams) qui s’en sortent davantage, cependant que Thomas Ebeinstein assume crânement le rôle du méthodiste fanatisé Bob Boles.
A leur décharge, la production de Christine Mielitz (1996), tout droit sortie de la fin des années 90, traite l’œuvre soit comme un jeu vidéo avec des lumières LED aussi affreuses que ridicules, une absence totale de scénographie (on entre et on sort de n’importe où sans idée des lieux, on monte et on descend en dépit de la gravité terrestre…) et un non-sens final qui traite la scène au village du troisième acte comme une comédie musicale digne de Shaftesbury Avenue.
A leur décharge encore, la production a subi les ravages de la vague omicron. Une grande partie du chœur est supplée par le Arnold Schoenberg Chor qui connaît l’œuvre pour l’avoir jouée au Theater an Der Wien en octobre dernier mais n’a pas bénéficié du travail de répétition, même maigre dans cette maison de répertoire où les reprises sont sur pied après une répétition générale avec l’orchestre.
A leur décharge enfin, Simone Young nous a décu. C’est pourtant la quatrième et avant-dernière représentation de cette série de répertoire. La battue est d’une grande raideur, tous les pupitres sonnent droit, sans poésie et donnent pour certains l’impression de déchiffrer la partition à vue. Les interludes braillards ne s’avèrent que la partie immergée de l’iceberg : le soutien au plateau manque, solistes et chœur ne sont pas aidés dans une œuvre à la rythmique complexe. Chanson à boire, scènes de genre au pub… tout ce qui fait le sel de Peter Grimes en dehors du tragique passe à la trappe. Même en imaginant là aussi des défections dues au contexte sanitaire, on a du mal à reconnaitre l’orchestre, d’une toute autre tenue la veille dans Manon Lescaut.
Cet article a été modifié, dans la forme, le 07 février à 8h14.