Contrairement à son album « Carestini », intitulé « histoire d’un castrat » et qui piochait dans l’œuvre de sept compositeurs différents, le dernier enregistrement de Philippe Jaroussky se veut moins un portrait qu’une évocation de la relation privilégiée bien qu’intermittente que Farinelli entretint avec son maître de chant, Nicola Porpora, entre 1724 et 1736. Téméraire, mais non suicidaire, le chanteur évite ainsi des pages plus spectaculaires telles que « Son qual nave » ou « Qual guerriero in campo armato », véritables parcours d’obstacles exaltant le prodigieux gosier de Carlo Broschi. De fait et n’en déplaise à certains musicologues prompts à l’idéaliser, le célèbre musico ne fut pas toujours l’arbitre des élégances ni le gardien du bon goût : avant de toucher les cœurs, il a d’abord repoussé les limites de la voix humaine sur le terrain des acrobaties, cédant même à l’exhibitionnisme si souvent épinglé chez ses pairs, comme le rappelle judicieusement Frédéric Delaméa dans une notice particulièrement fournie qui retrace la carrière des deux musiciens.
Si elle n’aborde que les opéras de Porpora, cette anthologie ne peut donc faire l’impasse sur la virtuosité légendaire que Farinelli développa à son contact. Or, lors de sa rentrée parisienne, nous avions déjà dû nous rendre à l’évidence : Philippe Jaroussky n’a pas exactement les moyens de ses ambitions. A cet égard, le disque peut se révéler impitoyable, quand bien même il n’ose affronter les Allegro peut-être les plus ardus que Porpora destina au fameux soprano (« Senti il fato » dans Polifemo et « Destrier che all’armi usato » dans Poro). « Mira in cielo » surexpose un bas médium confidentiel et des décrochages maladroits, voire disgracieux alors que les traits virulents de « Come nave in ria tempesta » arrachent à l’instrument, fatigué et tendu, d’éprouvantes stridences. « Nell’attendere il mio bene » réussit mieux au contre-ténor, mais la trop brève cadence avec trompette n’a rien de la joute annoncée dans le livret et nous laisse sur notre faim.
Sept plages sur les onze qui composent cette anthologie sont autant de découvertes qui voisinent avec l’inévitable « Alto Giove » (Polifemo) – certes, livré ici dans sa version originale, inédite, plus élaborée et difficile mais peu habitée alors que l’artiste s’y révèle captivant en concert –, « Dall’amor più sventurato » (Orfeo) où son aède gracile et perçant succède au héros solaire et autrement râblé de Vivica Genaux (« Arias for Farinelli ») et la ravissante sicilienne « Le Limpid’onde » d’Achille dans Ifigenia in Aulida que Simone Kermes révéla en première mondiale (« Dramma »). Dans ce joyau du canto fiorito, Philippe Jaroussky soutient cette fois parfaitement la comparaison, car sa vocalité, tout en nuances et en délicatesse, trouve à s’y épanouir. Du même ouvrage, il nous propose également « Nel già bramoso petto », où le Troyen s’abandonne à la volupté douce amère du tourment amoureux.
Invité sur son album « Mission » (Steffani), Philippe Jaroussky accueille à son tour Cecilia Bartoli et recrée, le temps de deux duos, le couple formé par Farinelli et Francesca Cuzzoni dans Polifemo puis Mitridate. L’image n’est pas outrée, tant leur complicité fait merveille dans l’extase langoureuse (hypnotiques roulades de « Placidetti zefiretti ») comme dans de déchirants adieux où Porpora aborde enfin le pathétique (section B de « La gioia ch’io sento »). Ce dernier écrit véritablement sur mesure pour les chanteurs et si le charme de sa musique peut sembler quelquefois discret, sinon volatile, c’est sans doute parce qu’il doit s’incarner dans la voix du soliste à la discrétion duquel, d’ailleurs, sont laissées les variations des Da Capo dans les airs lents. L’interprète joue plus que jamais un rôle essentiel dans le processus créatif, rôle qu’aujourd’hui tous les chanteurs ne sont toutefois pas prêts à assumer, mais que le contre-ténor français sait remplir avec un sens aigu des affects et de la construction dramatique (« Se pietoso il tuo labbro », La Semiramide riconosciuta).
La discographie lyrique du Napolitain est par trop clairsemée – une intégrale d’Orlando, des récitals inaboutis (Angelo Manzotti, Karina Gauvin) et des airs épars au gré de divers florilèges baroques – pour ne pas savoir gré à Philippe Jaroussky de lui avoir consacré un enregistrement, et ce même si sa prestation s’avère inégale. En revanche, c’est sans réserve que nous applaudissons la direction fouillée et très théâtrale d’Andrea Marcon, à la tête d’un Venice Baroque Orchestra aux couleurs profuses.