Tout avait débuté à l’orée des années 1780. Haydn avait commencé à recevoir la correspondance d’un certain John Gallini, impresario italien devenu anglais et même anobli, qui s’était fixé pour mission de faire venir à Londres celui qui était alors considéré comme l’un des plus grands compositeurs vivants. Mais comme on le sait, Haydn était alors au service exclusif du prince Esterhazy et ses déplacements étaient fort limités en échange de l’obtention par le compositeur de tous les moyens dont il avait besoin. Pour autant, il n’allait guère qu’à Vienne pour y diriger ses œuvres…
À la mort de Nicolas Ier Esterhazy, en 1790, le nouveau prince, Paul-Anton n’est pas aussi intéressé par la musique que son père. Il lâche donc un peu – mais pas totalement – la bride à Haydn, qui peut enfin voyager quelque peu, d’autant que le patron reste généreux : Haydn conserve une forte pension et le titre de Kapellmeister de la cour princière, tout en étant libéré de ses obligations permanentes. Toutes les cours d’Europe le veulent, et, à Londres, l’autre impresario star, Johann Peter Salomon, l’invite à son tour pour ses concerts instrumentaux. Haydn peut également repenser à la promesse qu’il a faite par écrit peu de temps auparavant à Gallini – toujours très insistant et qui s’était déplacé en personne en Autriche pour tenter de convaincre Haydn de se rendre à Londres – aux conditions qu’il avait dictées, pour y créer un opéra. Le compositeur était en effet renommé aussi pour ses compositions lyriques, ayant déjà une douzaine d’opéras à son actif, dont le dernier avait été réalisé et créé en 1784. Tous l’avaient été sur des livrets italiens, selon une mode dont le prince Esterhazy raffolait.
Voilà donc Haydn en route pour l’Angleterre en cette fin de 1790 et il arrive à Londres juste après le Nouvel An. Il signe avec Salomon, ce qui conduira à la création des quatre premières symphonies londoniennes. Mais il signe aussi avec Gallini pour ce fameux opéra. L’argument est choisi : ce sera Orphée et Eurydice, pour le fameux King’s Theatre, tout juste reconstruit après un incendie. Le livret en cinq actes en est réalisé en italien par Carlo Francesco Badini avec un autre titre : « L’anima del filosofo ». Haydn, lui, parlera toujours d’Orfeo ed Euridice et l’époque contemporaine collera les deux.
Tout se présente sous les meilleurs auspices. On choisit des chanteurs de toute première qualité, dont le célèbre ténor Giacomo Davide. Tout le monde se frotte déjà les mains. Assez tôt, cependant, quelqu’un a bien la présence d’esprit de dire à Haydn lui-même qu’il reste une petite formalité à accomplir : solliciter l’autorisation du roi George III de monter un opéra italien dans son théâtre, puisque telle est la règle. Haydn hausse les épaules et ne s’arrête pas pour autant de composer.
Gallini finit enfin par demander formellement cette fameuse autorisation, non sans avoir engagé toutes les dépenses requises pour la création, prévue en mai 1791. Entre deux crises de sa maladie mentale et alors qu’il venait tout juste d’éviter d’être mis sous tutelle et qu’une régence fût proclamée – George III, sans doute empoisonné à petit feu par des traitements contenant de l’arsenic, est resté dans l’histoire de la Grande-Bretagne comme le roi fou – répond à la requête que le théâtre londonien du Panthéon, concurrent du King’s Theatre, assure déjà des représentations d’opéras italiens, et que cela suffit bien. Le pauvre Gallini en est pour ses frais… et ne peut plus rien faire. La partition de Haydn, presque achevée mais qui ne fait que quatre actes, est aussitôt remisée au placard, mais heureusement pas perdue. Le compositeur ne verra jamais ce qui constituera son tout dernier ouvrage pour la scène.
Près de 160 ans plus tard, la Société Haydn sort l’œuvre de son très long sommeil et commence par la faire enregistrer à Vienne, sous la direction d’Hans Swarowski. Mais c’est il y a tout juste 70 ans aujourd’hui que la création scénique, en première mondiale, est réalisée lors du Mai Musical florentin, au théâtre de la Pergola. La distribution est à la hauteur de l’événement : rien moins qu’Erich Kleiber y dirige Maria Callas et Boris Christoff, avec le moins fameux ténor danois Thyge Thygesen en Orfeo. La critique de l’époque est cependant sévère avec la partition de Haydn, jugée trop statique et fort peu théâtrale, tel le grand musicologue Winton Dean, spécialiste de Haendel : « C’est l’opéra d’un grand symphoniste qui verse un vin nouveau dans de vieilles outres. Ignorant les exemples de Gluck et de Mozart, Haydn suit Cimarosa et les Napolitains. Le fait qu’ils ne possédaient qu’une parcelle de son génie musical rend l’échec théâtral de l’Anima del filosofo d’autant plus exaspérant… »
L’œuvre sera produites et enregistrée à plusieurs reprises, notamment dans les années 1990, avec une version qui fit date, avec Cecilia Bartoli et Uwe Heilmann sous la direction de Christopher Hogwood, dont voici un extrait, « Al tuo seno fortunato », air par lequel l’oracle – qui parle par la voix du Génie (chanté par Cecilia Bartoli, par ailleurs Eurydice dans le même enregistrement), montre à Orphée la route des Enfers…