A 25 ans, Arrigo Boito est un jeune homme pressé et ambitieux. Après des études au Conservatoire de Milan puis avoir écrit le texte de l’Hymne des Nations pour Verdi à l’occasion de l’Exposition universelle de Londres en 1862, il voyage en France et en Allemagne et entreprend d’adapter lui aussi, après tant d’autres, le Faust de Goethe. Partisan des jeunes « échevelés », artistes avant-gardistes italiens, il veut, comme eux, remiser les antiennes du bel canto et ringardiser Verdi lui-même. Comme Wagner, devenu le modèle des jeunes générations de musiciens, il veut réaliser une œuvre totale, dont il écrit tout le livret et qu’il veut grandiose. Il semble que le vieux Rossini, rencontré à Paris et qui jouit encore alors d’une aura extraordinaire, l’ait mis en garde contre un excès d’ambition. Mais Boito n’en a cure. Non seulement il veut adapter Faust, mais il veut le faire en collant autant que possible à l’original, alors que la plupart des autres avant lui avait eu la sagesse d’au moins scinder les deux livres. Il centre par ailleurs l’œuvre sur Méphistophélès, rôle qui sera le cheval de bataille de bien des basses, de Chaliapine à Abdrazakov en passant par Ghiaurov et Ramey.
Grâce à ses amis « échevelés » et au fait que le directeur de la Scala avait été son professeur, ce débutant en composition obtient rien moins que le temple de l’art lyrique comme lieu de création de son opéra tentaculaire, qui dure alors pas moins de 5 heures. Ses jeunes amis font une publicité tapageuse autour de l’œuvre, censée constituer l’avènement d’un style nouveau qui doit faire entrer l’opéra italien dans une ère de modernité et faire oublier les vieux barbons.
Mais la première, ce 5 mars 1868, est une catastrophe. Prétentieux pour prétentieux, Boito, qui n’a aucune expérience comme chef d’orchestre, décide de diriger lui-même son opéra, dont les chanteurs ne sont pas davantage à la hauteur. Le public, déjà passablement agacé par les excès publicitaires préalables, manifeste bruyamment son hostilité et tout le monde finit épuisé à plus d’une heure du matin. L’œuvre ne reste à l’affiche que pour trois représentations avant d’être retirée. Mortifié, Boito aura l’intelligence d’en tirer toutes les leçons. Il révisera considérablement la partition, pour en faire celle qu’on connaît aujourd’hui, plus courte et mieux conçue ; laissera un chef professionnel la diriger à Bologne 8 ans plus tard, et choisira de se consacrer davantage à l’écriture qu’ à la composition, renouant avec Verdi pour lui ciseler les livrets de ses trois grands derniers chefs d’œuvre : la reprise de Simon Boccanegra, Otello et Falstaff.
Samuel Ramey est sans doute le plus grand Mephisto de ces 30 dernières années. Il l’a incarné à de nombreuses reprises, comme ici à San Francisco, dont la production de 1989 mise en scène par Robert Carsen a fait date, malgré un certain kitsch. Sa dernière scène avec le Faust de Stuart O’Neill et l’impressionnant chœur céleste final, repris du prologue, en montre tout l’engagement physique outre l’impeccable rigueur du chant.