La fin de la guerre avait été chaotique pour Prokofiev. Le triomphe de sa 5e symphonie avait pu lui laisser penser que dans sa prison plus ou moins dorée (depuis son retour d’exil, en 1936, attiré par les promesses et les ponts d’or, il n’avait plus le droit de quitter l’Union soviétique), il était au moins reconnu comme le principal compositeur russe vivant. Mais quelques jours après ce concert mémorable, son hypertension devenue chronique provoque un malaise. Il chute et est victime d’une commotion cérébrale. Ses médecins lui enjoignent de réduire ses activités.
Prokofiev reprend alors une partition qu’il avait écrite en 1940, révisé en 1943 alors qu’il avait été mis « à l’abri » à Almaty et dont la guerre avait empêché la création : il s’agit d’un opéra, appelé en français Les Fiançailles au couvent. Cette comédie, inspirée par La duègne, pièce de Richard Brinsley Sheridan, dramaturge anglais de la fin du XVIIIe siècle, avait fait l’objet d’une adaptation par celle qui allait devenir la seconde épouse de Prokofiev, Mira Mendelssohn, alors jeune étudiante qu’il avait rencontrée en 1938. C’est elle qui lui suggère alors de mettre cet ouvrage en musique.
Prokofiev entend donner une sorte d’avatar russe et moderne à l’opera buffa italien. Il imagine donc une partition brillante, pleine d’humour mais pas moins exigeante vocalement, très différente de la farce grinçante que constituait l’Amour des trois oranges, créé en 1919.
L’action se déroule au XVIIIe siècle et est elle-même on ne peut plus classique dans le monde buffo. On y trouve un vieux barbon, Don Jérôme, qui aimerait bien marier sa fille Louise au riche Mendoza, autre vieux barbon. Mais comme il se doit, Louisa en aime un autre, Antonio. Quant à Mendoza, c’est la gouvernante de Louisa, autrement dit la Duègne, qui aimerait bien l’avoir pour elle. Elle imagine donc un stratagème pour arriver à ses fins et pour cela garantir que Louisa épousera bien Antonio, histoire d’avoir le champ libre. Cela donne donc libre cours à tous les quiproquos, faux-semblants et autres coups de théâtre, bien dans la tradition bouffe. Evidemment, tout est bien qui finit bien. Quant au couvent, vous découvrirez ce qu’il vient faire là-dedans en savouvrant la pièce !
Prokofiev lorgne évidemment beaucoup vers Mozart et Rossini lorsqu’il compose. Ce petit bijou encore relativement méconnu est donc présenté sous la direction de Boris Khaikin voici 75 ans au théâtre Kirov de Léningrad, redevenu depuis le théâtre Mariinsky de Saint-Pétersbourg. Malgré un certain succès initial, il n’est pas particulièrement bien reçu. Les temps sont encore durs et l’œuvre ne laisse filtrer aucun message politique ou social et encore moins patriotique. Même la suite pour orchestre que Prokofiev en tirera quelques années plus tard, et qu’il baptisera Nuit d’été, ne comptera jamais parmi les œuvres les plus jouées du compositeur.
Voici donc le fameux quatuor du troisième acte, dans lequel vous reconnaîtrez une Anna Netrebko de 27 ans qui incarne Luisa et dont c’était là l’un des premiers rôles de premier plan, dans une production du théâtre Mariinsky, dirigée par Valery Gergiev.