« Revenons à l’ancien, ce sera un progrès » écrit peu ou prou le Verdi de la maturité dans une lettre de 1871, dans laquelle il souligne tout autant ne pas craindre la « musique de l’avenir ». Près d’un quart de siècle plus tôt, il aurait presque pu s’appliquer à lui-même cette maxime demeurée célèbre lorsque l’Opéra de Paris, que Verdi ne tardera pas à surnommer non sans grincement « La Grande Boutique », lui demande d’adapter pour la scène de la salle Le Peletier I Lombardi alla prima crociata, son quatrième opus lyrique créé juste après Nabucco, en 1843.
Le nom du compositeur commençant à devenir stellaire, il avait reçu au même moment des propositions du Théâtre des Italiens pour adapter ses deux derniers opéras, créés la même année (1847) : Macbeth et I Masnadieri. Cela faisait néanmoins beaucoup pour Verdi, qui ne voulait pas consacrer tout son temps à la capitale française après un début d’année épuisant en raison des deux créations précédentes, dont la deuxième à Londres. Bien que n’aimant guère la physionomie de Paris, il écrit, alors qu’il se trouve toujours en Angleterre, qu’il est désireux d’y séjourner et ne compte y rester qu’un mois. D’ailleurs, à peine arrivé à Paris, il s’ennuie à mourir dans son appartement de la rue Saint-Georges. Pourtant, il ne retourne pas en Italie… C’est que tout près de là réside celle qui avait créé le rôle d’Abigaille de Nabucco, Giuseppina Strepponi, qui enseigne le chant à Paris. Déjà amants après Nabucco, c’est à Paris et à cette occasion qu’ils vont entamer une véritable liaison, dont la discrétion finit par céder devant la curiosité persifleuse des témoins, qui deviendra union et qui durera toute leur vie, jusqu’à la mort de Giuseppina cinquante ans plus tard.
Du coup, Verdi n’est pas pressé de repartir et il se met au travail pour adapter I Lombardi, qui deviendront Jérusalem. Comme tous les opéras doivent être chantés en français à l’Opéra de Paris, il faut d’abord traduire le livret original de Solera, ce à quoi s’attellent Alphonse Royer et Gustave Vaëz, deux librettistes expérimentés qui avaient écrit le texte de La Favorite de Donizetti.
« Deux poètes, deux impresarios, deux éditeurs de musique, engager une prima donna, en finir avec le livret… Dites-moi si cela ne suffit pas pour me rendre fou ! » écrit Verdi dans une lettre. Mais s’il préfère Paris à Londres (qu’il déteste), il critique sévèrement son environnement, et en particulier les fameux Grands boulevards (où il y a pourtant tant de choses à voir !) : « J’ai une véritable haine pour les Boulevards, [où l’on croise] amis, ennemis, prêtres, moines, soldats, mouchards, mendiants ; autrement dit, toutes sortes de gens que je m’efforce d’éviter. Ici, personne ne m’importune, personne ne me remarque ».
Le travail sur le livret de Jérusalem va bien au-delà de la simple traduction : il s’agit d’une refonte assez drastique du texte, qui s’accompagnera de modifications tout aussi nettes de la partition, et ce malgré l’assurance du théâtre que Verdi serait rémunéré comme pour une œuvre nouvelle. Il aurait donc pu se contenter du minimum. On compte pourtant une nouvelle ouverture, une nouvelle introduction pour le premier acte, une nouvelle fin pour le troisième et des ajustements sur à peu près tout le reste de la partition originale. Et bien sûr, le fameux ballet du troisième acte pour complaire aux membres du Jockey Club. L’ensemble est jugé plus lisible, plus logique aussi que l’original, la musique encore raffermie – Verdi avait encore gagné en expérience et en intuition théâtrale – avec peut-être moins de force qu’I Lombardi, qui lorgnaient beaucoup vers le rythme et le caractère foudroyant de Nabucco dont ils cherchaient alors à copier le succès.
Dans ce vaste chantier, il faut relever qu’il existe d’ailleurs un autre auteur, et même une autrice : il est en effet clair aujourd’hui que Giuseppina a participé à l’écriture du texte, forte de son expérience. En témoignerait un étonnant duo d’amour dont le manuscrit a été retrouvé par la musicologue Ursula Günther à l’occasion de ses travaux sur Verdi et l’Opéra de Paris, parus en 1974 : on y constate que le texte est écrit alternativement de la main de Verdi et de celle de Giuseppina :
Giuseppina : « Hélas, tout espoir est perdu et ma gloire est ternie !
Famille, patrie, j’ai tout perdu ! »
Verdi : « Non, je te reste ! Et pour la vie ! »
Giuseppina : « Anges du ciel !… Puissé-je mourir dans les bras d’un époux ! »
Verdi « Laisse-moi mourir avec toi ! Ma mort sera… »
Giuseppina : «… Douce ».
© DR
Comme toujours, lorsque le moment des répétitions s’approche, Verdi s’inquiète de la qualité des interprètes. Il se dit horrifié par « les pires chanteurs et les chœurs les plus médiocres ». Il veut donc des gens de confiance et réclame notamment son ami Emanuele Muzio comme chef d’orchestre… Notons que la distribution compte tout de même Gilbert Duprez ! Les répétitions avancent néanmoins bon train pendant deux longs mois et Verdi les dirige le plus souvent lui-même. Comme il dirigera la première, voici 175 ans ce 26 novembre. Malgré l’organisation subséquente d’une représentation raccourcie de l’œuvre nouvelle au palais des Tuileries à la demande du roi Louis-Philippe lui-même ; et en dépit de l’octroi à Verdi de la Légion d’Honneur, le succès n’est pas complet. Verdi s’en plaint amèrement à son amie la comtesse Maffei : « il est trop tard désormais pour en parler, et je suis si las d’entendre le mot Jérusalem que je ne veux pas partager mon ennui et ma mauvaise humeur avec vous ».
La carrière de Jérusalem s’arrêtera de fait bien vite et le remodelage français d’I Lombardi n’a jamais vraiment trouvé sa place dans le répertoire verdien depuis lors. Verdi interdira cependant qu’on y touche, obligeant même son éditeur Ricordi à prévoir une amende de 1000 francs – somme considérable – pour chaque mutilation sur une scène de renom. Seule exception, qui ne peut étonner tant Verdi trouvait la composition de cette partie inutile et fastidieuse : le ballet, qui pouvait être retiré de la représentation…
Parmi les morceaux inédits écrits par Verdi figure ainsi la déploration de Gaston de Béarn au troisième acte, « Oh mes amis, mes frères d’armes ». Un air que John Osborn interprète ici, extrait d’un disque précisément consacré aux morceaux écrits pour Gilbert Duprez, le créateur du rôle.
© DR