1836. Richard Wagner est directeur musical de l’opéra de Magdebourg. La proximité avec Berlin lui permet de tromper son ennui pour aller y entendre des opéras montés avec davantage de moyens que les siens, d’autant que cette année-là, la troupe de son théâtre fait faillite. Wagner n’en gardera auprès de lui que l’une des actrices, Christine Wilhelmine Planer, Minna, qu’il épouse cet été là. C’est aussi la même année que Wagner entend à l’Opéra royal de Berlin le grand opéra Fernand Cortez de Spontini, dirigé par ce dernier lui-même.
« L’impression artistique la plus marquante que m’avait laissée Berlin me vint d’une représentation de Fernand Cortez sous la direction personnelle de Spontini. (…) La logique de l’ensemble, son organisation extraordinairement précise et vivante, furent pour moi une chose toute nouvelle. Je compris que les grandes représentations dramatiques pouvaient se hausser à un niveau incomparable grâce à un rythme précis. Cette impression resta profondément gravée en moi : en particulier, elle a dominé la conception de mon Rienzi, de sorte que, sur le plan artistique, Berlin a laissé des traces dans mon évolution. » écrira Wagner dans Ma vie.
Le compositeur, qui a déjà écrit deux opéras qu’il reniera (Les Fées et La Défense d’aimer), pense alors à produire lui aussi, comme Spontini, un grand opéra romantique. Il découvre au même moment le roman d’Edward Bulwel-Lytton, Rienzi, le dernier des tribuns, qui vient d’être traduit en allemand. Grandiloquente, l’œuvre recycle une vieille chronique du XIVe siècle racontant la vie du tribun Cola di Rienzo, homme d’Etat romain qui instaura une république autoritaire dans la Ville éternelle et qui finira mal.
Wagner lui-même reprend certains éléments de ce gros roman pour en tirer un livret qu’il rédige, comme il en a pris d’habitude, lui-même. Commencé à Dresde, il le termine alors qu’il vient d’arriver à Riga, où il a décroché un poste de directeur de la musique, à l’été 1837. Puis il s’attaque à la partition. Son jeune couple, déjà très désargenté, traverse par ailleurs au même moment une crise grave, la première d’une série qui durera presque trente ans, et Wagner s’enferme donc dans son projet : « C’est au plus fort de l’été 1838 que je m’attaquai à la composition de Rienzi avec un enthousiasme qui prit, face à mes conditions réelles d’existence, le caractère d’une joie désespérée. », racontera-t-il.
Mais Riga est trop petite pour cet ambitieux qui a conscience de sa valeur. Quelques déconvenues professionnelles et une horde de créanciers à ses trousses – là encore, cela durera toujours, jusqu’au « miracle » de la rencontre avec Louis II de Bavière bien plus tard – le poussent à quitter, ou plutôt fuir, Riga et à partir pour Paris, où il a pris quelques contacts. Il espère s’imposer dans ce qu’il considère être le centre musical européen, qui a des moyens à sa mesure.
Le voyage en bateau est rocambolesque (le couple subit une grosse tempête avant d’arriver en Angleterre et il se dit que cela aurait inspiré le futur Vaisseau fantôme) et pourtant Wagner trouve le moyen de poursuivre son travail et même de rencontrer un peu par hasard Giacomo Meyerbeer à Boulogne-sur-Mer après avoir passé quelques semaines à Londres. Meyerbeer lui écrit même une jolie recommandation pour quelques personnes bien placées à Paris. Richard et Minna s’installent donc près de la capitale, dans une petite maison à Meudon. Le couple y survit chichement grâce à quelques menus travaux basiques de réductions et autres transcriptions, du moins quand Wagner n’est pas en prison, rattrapé par ses dettes. Dans ces conditions peu propices, il termine pourtant la partition de Rienzi à l’automne 1840. Mais personne n’en veut à Paris. Désabusé, Wagner l’adresse à tout hasard à l’opéra royal de Dresde, et s’attèle en attendant à son Vaisseau fantôme, initialement programmé pour l’Opéra de Paris… Mais, bonne nouvelle, Rienzi est accepté à Dresde. Le couple Wagner repart donc sur les routes au printemps 1842. « J’étais bien certain que si je ne pouvais être personnellement présent à Dresde, on ne me jouerait jamais. Et comme le comte Redern, administrateur de l’Opéra de Berlin, m’annonçait au mois de mars [1842] que mon Hollandais volant avait été accepté dans cette ville, je crus avoir les raisons suffisantes pour entreprendre le voyage de retour. »
Arrivé à Dresde, Wagner va en effet beaucoup s’impliquer dans les répétitions, qui débutent au cœur de l’été suivant. Elles se passent d’ailleurs très bien et le bouche à oreille fonctionne à plein. Si bien que le 20 octobre 1842, le Königlisches Hoftheater de Dresde fait salle comble pour la première, qui dure pas moins de six heures au total. Le succès est immense et Wagner rappelé à chaque acte, ce qui le plonge dans une sorte de transe pleine de bonheur un peu hystérique, qu’il ne retrouvera guère plus à l’avenir.
La longueur de l’œuvre restant rédhibitoire, il propose ensuite de la diviser – bien avant le Ring – en deux soirées, mais cette solution ne prospère pas. En réalité, le succès de Rienzi n’est qu’éphémère : Wagner souhaite simplement s’appuyer sur lui pour dérouler sa vision de l’art lyrique, qui passe un nouveau cap avec le Vaisseau fantôme, que Dresde réclame, mais qu’il rejette en le découvrant.
Du coup, le compositeur rejettera Rienzi comme il avait rejeté les deux précédents. Pour lui, son art commence avec le Hollandais, ce qui précède n’était que des brouillons.
Il a fini par comprendre sans l’admettre que Rienzi devait beaucoup, et sans doute trop, à ce Fernand Cortez de Spontini qui l’avait tant séduit, mais aussi à Meyerbeer, ce qui fera dire à son ami, le chef d’orchestre Hans von Bülow – à qui il piquera tout de même sa femme Cosima – que Rienzi était précisément « le meilleur opéra de Meyerbeer ». On ne sait pas trop pour qui la pique est la plus acérée… encore que l’aveuglement du chef d’orchestre et son admiration éperdue pour Wagner laisse peu de doute. Wagner admirera toujours les maîtres du Grand opéra à la française. Mais sa marque de fabrique à venir n’est pas si loin : le rôle-titre, un ténor héroïque, annonce par exemple les suivants. La dramaturgie elle-même ne fera qu’évoluer vers une conception dont le Ring, Tristan et, dans un autre genre, qu’on pourrait mettre davantage « à part », Parsifal, sont les aboutissements mais dont Rienzi est incontestablement, quoi qu’en pensent les wagnériens les plus orthodoxes, l’une des sources. Ne serait-ce que par la proximité, voire la concomitance, de sa conception avec le Vaisseau fantôme, même si ce dernier est bien différent. Peut-être qu’outre le reniement de Wagner lui-même, la réputation sulfureuse de l’œuvre, qui était l’une qu’Hitler préférait, n’a pas aidé à sa réhabilitation.
Au sein de cette riche partition à redécouvrir sur scène, la prière du dernier acte est non seulement l’air le plus célèbre, mais aussi l’un des plus subtils. La voici par Jonas Kaufmann, à Dresde, précisément, avec la Staatskapelle dirigée par Christian Thielemann le 21 mai 2013.