C’est en Italie, à la Villa Médicis, que le lauréat du prix de Rome Gustave Charpentier –qui avait eu tant de mal à s’y rendre puisqu’aucune cité au monde ne pouvait valoir son Paris- commence à composer dès 1888 ce qui restera son plus grand chef d’œuvre, Louise. Il dira volontiers qu’il s’agit là d’une quasi autobiographie puisqu’il aurait lui-même aimé jadis une « jeune ouvrière aux yeux vifs et au teint mat » à Montmartre. Mais si on attribue généralement la paternité du livret à Charpentier, il faut souligner qu’il l’a obtenue de plein droit après un procès et un dédommagement que le compositeur a versé au poète Saint-Paul Roux. En tout état de cause, quel que soit l’auteur véritable ou partiel, l’œuvre mettra du temps et nécessitera bien des conseils de la part de nombreux amis artistes de Charpentier. Il l’achève enfin en 1896, au moment où un jeune italien crée une certaine Bohème qui pourrait bien illustrer sa propre vie à lui. Mais son histoire est encore plus réaliste, peuplée de figures du Paris populaire et ouvrier auxquels Charpentier ouvre grand les portes de l’opéra… lesquelles ont bien failli se refermer car les directeurs des théâtres lyriques n’ont guère apprécié ce sujet à la fois austère et licencieux. Le directeur de l’Opéra-comique, Carvalho, suggère de transposer tout ceci au temps de Manon Lescaut, pour faire moins « vrai ». Mais finalement, le successeur de Carvalho, Albert Carré, accepte de monter cette œuvre à nulle autre pareille dans le répertoire lyrique français. Et elle n’est pas créée n’importe quand : sa première, sous la direction d’André Messager voici 120 ans, prend place au moment de la grande Exposition universelle de 1900, qui lui donne une visibilité unique. Le triomphe est à la hauteur de la circonstance : 100 représentations en 10 mois, 500 en 20 ans et 1000 jusqu’en 1965, tel est le palmarès de ce « roman musical » digne d’un Zola ou d’un Vallès.
Contrairement à une idée répandue, ce n’est pas Mary Garden –la future Mélisande qu’imposera Debussy- qui crée le rôle-titre qu’elle chantera néanmoins un nombre incalculable de fois dès le mois d’avril 1900, mais Marthe Rioton et il est juste aujourd’hui de lui rendre cet hommage.
Œuvre scandaleuse qui ne fera pas vraiment scandale, elle adopte un ton direct et franc, jusqu’à la célèbre revendication de la liberté de la femme, écho pas si lointain à celle de Carmen, mais d’autant plus audacieuse à l’époque qu’elle est jetée crûment au visage d’un père et qu’elle a pour prix certes non pas la mort, cette fois, mais le bannissement familial. Et cette revendication, c’est bien sûr l’air « Depuis le jour », sans doute le plus célèbre de la partition, qui la porte, puisque Louise chante d’emblée : Depuis le jour où je me suis donnée. Le voici dans la version que Georges Prêtre, Ileana Cotrubas et Placido Domingo ont réalisée de cette œuvre poignante qu’on peut aujourd’hui trouver datée, mais qui constitue d’abord un hommage sincère et amoureux au Paris ouvrier et montmartrois, aux vrais-faux airs de Commune.
« Ah, Paris ! », c’est pourtant le cri accusateur et désabusé du père déchiré après avoir chassé sa fille, qui clôt l’opéra.