Dans les tout premiers jours de 1851, Verdi est supposé écrire un opéra pour le San Carlo à Naples. C’est, une fois de plus et pas la dernière, autour du Roi Lear que le jeune compositeur tourne. Il échange à ce sujet avec le librettiste Salvadore Cammarano. Il tourne tellement que ce dernier finit par lui dire qu’il serait sans doute préférable de choisir un sujet moins compliqué à adapter. Verdi ne se le fait pas dire deux fois et c’est de ce moment là que date la première allusion connue du compositeur à une pièce qui avait rencontré quinze ans aupravant un succès gigantesque à Madrid puis un peu partout, El Trovador d’Antonio Garcia Gutiérrez, drame des plus romantiques. On ne sait pas bien depuis quand Verdi connaît cette pièce, mais il est certain qu’il y pense depuis des mois.
Salvatore Cammarano
La réaction de Cammarano à cette proposition oscille entre « non » et « bof ». Il se montre si peu enthousiaste de travailler sur cette histoire tarabiscotée et même capillotractée, qu’il se hâte lentement. Evidemment, la réaction de Verdi, toujours aussi impatient et irrascible, ne se fait pas attendre : « Il n’a aucune idée du temps, cette chose si précieuse pour moi » écrit-il au début du printemps.
Si Verdi piaffe, c’est qu’il veut du neuf et il secoue son pauvre librettiste pour l’obliger à sortir quelque chose de nouveau : « Si les opéras ne devaient plus comporter de cavatines, de duos, de trios, plus de chœurs ni de finales, si toute l’œuvre devait être d’une seule pièce, je trouverais ça plus juste et plus raisonnable. C’est ainsi que j’aimerais renoncer au chœur du début de l’opéra (tous les opéras commencent par des chœurs), ainsi qu’à la cavatine de Leonora, commencer tout de suite par la chanson du trouvère et faire un seul acte des deux premiers car ces morceaux de bravoure et ces changements de genre me font songer à des morceaux de concert plutôt qu’à un opéra. Si tu peux le faire, fais-le ». Nous sommes en avril 1851, les choses sont désormais bien lancées.
Rosa Penco, première Leonora
Suit pendant plus d’un an un jeu de ping-pong épistolaire entre les deux hommes. Cammarano propose un plan, Verdi en suggère un autre. L’un voudrait ceci, l’autre exige cela. L’homme aux presque quarante livrets, dont trois pour Verdi (le Touvère sera le quatrième) en a vu d’autres et il se hâte lentement, faisant tourner l’âpre parmesan en bourrique.
Carlo Baucardé, premier Manrico
Pendant plusieurs mois, pourtant, Verdi ne s’occupe plus de ce projet, accaparé par de lourdes difficultés familiales, la mort de sa mère et la lutte pour imposer sa relation avec Giuseppina Strepponi. Il ne se remet à l’ouvrage qu’à la fin de l’été 1851 et supplie Cammarano de faire vite, cette fois. Mais le librettiste est fatigué. Il tombe malade en février 1852 et Verdi s’inquiète de ne plus vraiment avoir de nouvelles. C’est le moment que choisit le San Carlo pour faire savoir que la future partition ne l’intéresse plus guère. Il faut donc trouver un autre théâtre : ce sera l’Apollo de Rome, théâtre sur le Tibre, aujourd’hui disparu. Toujours malade, Cammarano poursuit son travail et termine le fameux Di quella pira début juillet. Il meurt cependant le 17, laissant une veuve et six enfants et Verdi l’apprend en lisant le journal. Le choc est rude car il aimait bien ce pilier du théâtre lyrique Italien. Dès lors, Verdi, qui cherche un autre auteur pour terminer le livret n’en démordra pas : « Nous ne changerons pas la moindre chose à l’œuvre de notre pauvre ami, dont je souhaite avant tout qu’on respecte la mémoire ». C’est le jeune Leone Emanuele Bardare qui finira le livret inachevé.
Emilia Goggi, première Azucena
Verdi choisit sa distribution avec le même soin que d’habitude, et termine la partition mi-décembre 1852. Il se rend à Rome depuis la Villa Sant’Agata où il vient de s’installer, et dirige les répétitions, assez insatisfait de ses chanteurs.
La première du Trouvère a donc lieu voici 170 ans. Le souvenir est resté d’un franc succès, voire d’un triomphe, répété chaque soir. Le troisième, Verdi rentre à l’hôtel Europa accompagné d’une retraite aux flambeaux par un public enthousiaste. Il doit se montrer au balcon, reçoit des fleurs, mais aussi une aubade qui joue sa musique toute la nuit. Tout le monde est enthousiaste, mais Verdi, lui, écrit à son ami Cesare De Sanctis : « Le Trouvère n’a pas mal marché… ç’aurait été mieux avec une autre distribution ».
Giovanni Guicciardi, premier comte de Luna
L’opéra fait rapidement le tour du monde. Ses airs, particulièrement la cabalette de Manrico, sont chantés partout. Si bien que l’on en oublie presque que le livret du pauvre Cammarano, qui avait fait ce qu’il avait pu, reste l’un des plus invraisembables de toute l’histoire de l’opéra. Comme l’aspirine n’existait pas en 1853, Verdi avait finalement laissé faire et la maladie de Cammarano ne l’avait pas incité à en rajouter. « Si vous voulez, nous publierons tous les vers faits par Cammarano en glissant une petite note dans le programme » avait-il dit au théâtre Apollo.
Vous noterez au passage qu’en fait de nouveauté, l’opéra commence bien par un choeur et enchaine airs, duos, trios… Mais impossible pourtant de résister à ce chef-d’œuvre, garni de tubes en tous genres, de moments héroïques, intimes, tragiques etc etc. pour occuper les quatre meilleurs chanteurs du monde comme disait Karajan. Difficile de choisir parmi eux, entre l’introduction, ou « Tacea la note » ou « Di tale amor », ou « Per me ora fatale », ou « Di quelle pira » ou « Stride la vampa », ou le Miserere, sans parler du chœur des gitans ou celui des soldats. Alors autant prendre l’un des moments de grâce, à l’orchestre diaphane et délicat dans « d’amor sull’ali rosee ». Et comme il est encore plus difficile de choisir parmi les innombrables interprètes légendaires qui ont chanté le rôle de Leonora, autant choisir au hasard : c’est tombé sur Montserrat Caballé…