En 1788, Jean-François Lesueur, 28 ans, est maître de chapelle de Notre-Dame de Paris depuis deux ans, après l’avoir été de diverses autres églises et cathédrales après la fin de ses études dix ans plus tôt. Il est donc un musicien d’église, qui part se perfectionner ici et là et fait même un séjour à Londres. La Révolution le cueille alors qu’il loge chez le chanoine de Notre-Dame. L’année suivante, les biens de l’Eglise étant dispersés, il se retrouve sans travail, ce qui aurait pu lui arriver sans ces événements, puisque ses idées de développement de la masse orchestrale pour donner davantage d’effet exaspèrent sa hiérarchie.
Jean-François Lesueur
Il change alors de carrière et s’essaie à l’opéra. Il avait déjà commencé à composer dans ce genre nouveau pour lui dès 1786 avec un Télémaque qui ne serait créé que dix ans plus tard. En 1788, donc, c’est un deuxième ouvrage qu’il entame, La Caverne ou les Voleurs, sur un livret de Paul Dercy (en fait Alphonse François Paul Palat-Dercy), tiré d’un roman qui avait fait fureur plusieurs décennies auparavant et dont un célèbre périodique tirera son nom pendant toute la deuxième moitié du XIXe siècle, Histoire de Gil Blas de Santillane d’Alain-René Lesage.
Il s’agit d’un autre exemple de pièce à sauvetage alors très en vogue – et qui le restera encore quelques temps.
Séraphine, fille du comte de Guzman, est enlevée par des bandits qui la séquestrent dans une caverne. La malheureuse pense avoir perdu son mari dans l’affaire et le croit mort. Mais leur serviteur, Gil Blas, se fait passer pour l’un des brigands (oui, c’est un autre opéra où les méchants sont tellement bêtes qu’ils ne se reconnaissent pas entre eux). Il espère pouvoir libérer Séraphine à l’occasion de l’un de ses tours de garde. Evidemment, le chef des bandits est raide dingue de Séraphine et voudrait bien garder pour lui ce précieux « butin » , qui attise la convoitise très peu chaste de ses compagnons… Mais voilà que ces misérables entendent le chant d’un mendiant et décident de l’enlever. Ce doit être leur sport favori.
Affiche pour La Caverne
Ce mendiant, c’est évidemment le mari que Séraphine croyait mort et qui se fait passer pour ce pauvre hère. Elle le reconnaît lorsqu’il est conduit à son tour dans la caverne et peuvent se parler pendant que le chef des brigands empêche les armes à la main ses compagnons, décidément en grand manque, d’approcher Séraphine. Les vilains brigands trouvant que leur chef n’est décidément pas partageur décident de l’éliminer. Mais la gardienne spéciale de Séraphine a tout entendu et prévient le chef, qui révèle au mari de Séraphine sa véritable identité : Don Juan de Guzman, le frère secret de la belle ! Les deux hommes font face aux brigands qui menacent de les submerger par le nombre. Mais heureusement, Gil Blas est allé chercher les soldats du mari de la prisonnière. Les brigands sont écrasés et la grotte s’effondre sur eux.
La première, encouragée par Cherubini, a lieu au Théâtre Feydeau voici 230 ans aujourd’hui, en pleine Terreur, avec un grand succès, que rapporte abondamment la presse, qui n’est cependant pas tendre avec le caractère très figé du livret : « M. le Sueur, ci-devant abbé et maître de musique de Notre-Dame, y a adapté une musique aussi savante que large et brillante. Son style est pur, sa touche hardie et sa verve brûlante. C’est surtout dans les chœurs, qui sont nombreux dans cet ouvrage, que se développe tout le talent de ce jeune artiste : peut-être pourrait-on leur reprocher un peu d’uniformité dans la couleur et dans les motifs : les voleurs ne sont pas toujours dans la même situation, et les motifs de leurs chœurs sont presque toujours syllabiques, quoique le chant en soit différent ; mais les effets de déclamation et d’orchestre en sont superbes. Deux scènes, chantées, la première par Séraphine, au second acte, et la seconde par Rolando, au troisième acte, sont surtout de la première beauté : elles sont écrites dans le style de nos plus grands maîtres, et les accents de la douleur y sont très-bien exprimés. Quelques duos ou trios ne sont pas marqués par la même supériorité : le morceau de la reconnaissance du troisième acte n’est pas coupé d’une manière assez dramatique ; et, en général, M. le Sueur doit à la force, à la rapidité de son imagination, des incohérences et des transitions un peu brusques dans plusieurs de ses phrases musicales : il ne se repose pas assez sur ses modulations, ce qui jette de l’embarras et de la diffusion dans quelques-uns de ses morceaux. Nous l’engageons à se rendre maître de sa verve, dont l’abondance et la richesse pourraient l’écarter de cette belle simplicité, qui doit être le cachet de la grande musique : c’est un avis qu’on ne peut pas donner à tout le monde ».
Lesueur y poursuit ses expériences en matière orchestrale, avec maîtrise et talent : sa carrière est lancée et il ne sait pas encore qu’il aura à la fin de sa vie un élève qui ne perdra pas une miette de tout cela : Hector Berlioz…. Mais c’est là une autre histoire !
Voici le seul extrait que j’aie trouvé de cette œuvre fondatrice de la production lyrique de Lesueur, l’air de Rolando (le chef des brigands, donc), « Dans ce péril certain ».