Verdi admirait beaucoup Victor Hugo, dont il avait déjà adapté Hernani en 1844. Il est communément admis que c’est à la même époque qu’il découvre et s’intéresse au Roi s’amuse, un peu plus de dix ans après la création mouvementée de la pièce à Paris. Le compositeur pense d’abord l’adapter pour Naples en 1849 et a même un librettiste pour ça : Salvatore Cammarano, déjà auteur des livrets de La Battaglia di Legnano et de Luisa Miller cette même année. Mais le Napolitain connaît trop bien sa ville natale et le conservatisme très raide de la monarchie qui y règne. Le sujet hugolien, sulfureux, ne pouvait qu’attirer des ennuis, et il serait bien difficile de monter une telle œuvre au San Carlo. Par une (heureuse ?) coïncidence, le directeur de ce dernier indique ne pas avoir les moyens d’y créer cet opéra. Verdi renonce donc à Naples et laisse Cammarano, qui mourra trop tôt, continuer à réfléchir à l’adaptation du Roi Lear, le rêve d’une vie et dont il ne fera malheureusement jamais rien.
Verdi négocie alors avec la Fenice, à Venise, réputée par ailleurs plus tolérante, pour créer un nouvel opéra pour la saison 1850-1851. Les pourparlers sur les droits et les conditions avancent bien et Verdi s’en remet cette fois à son fidèle Francesco Maria Piave pour trouver un sujet. Il ne repense pas tout de suite au Roi s’amuse et conclut un contrat à blanc. Reste à trouver le thème. Il pense à Alfredo Stradella, mais aussi à Kean et à Stiffelius, qu’il écrira finalement pour Trieste. En tout cas, écrit-il à Piave fin avril 1850, il veut un sujet « grandiose ou passionné, ou fantastique. Beau avant tout. Néanmoins, le genre passionné est le plus assuré de réussir ». C’est dans cette même lettre qu’émerge à nouveau l’hypothèse d’adapter le drame d’Hugo, tout en redoutant que cela ne lui soit pas permis par la police vénitienne… « Qui sait, relativise-t-il, ils ont bien accepté Ernani ! ». Et puis Verdi estime que Triboulet est « un personnage qui est l’une des plus magnifiques créations dont le théâtre des tous les pays et de tous les temps, puisse s’enorgueillir ». À partir de quoi il ordonne littéralement à Piave de trouver quelque personnalité influente capable d’ordonner qu’on joue Le Roi s’amuse. Et pour faire bonne mesure, comme à son habitude, il harcèle littéralement son pauvre souffre-douleur. Le compositeur sait qu’il tient son sujet et est pris d’une véritable fièvre créatrice, tout en recommandant de garder le secret. Mais Piave se trompe de destinataire dans l’une de ses réponses et le sujet est éventé, ce qui le conduit à se faire traiter par un Verdi furibard de « Sior Mona » (en dialecte vénitien « Monsieur le Couillon » ).
Sachant qu’il ne pourrait vraisemblablement pas garder le même titre que la pièce originale, Verdi pense à un nouveau : La maledizione de Vallier, puis simplement La Maledizione, car « cette malédiction constitue le ressort même de l’opéra ainsi que sa moralité. Un père malheureux qui pleure sur l’honneur qu’on vient de ravir à sa fille, qui se fait moquer par le bouffon du roi, qui maudit le bouffon, et la malédiction qui frappe ce bouffon de la manière la plus terrifiante, tout cela me semble à la fois moral et grand. Très grand » écrit encore Verdi à Piave, en le pressant toujours davantage de faire les démarches nécessaires. Tout content, Piave assure Verdi qu’on lui a répondu que l’adaptation de cette pièce ne poserait « aucun problème ». À part quelques « petits » détails : une histoire violente et cruelle, un viol, commis par un roi, lequel est menacé d’une vengeance par un bouffon difforme… et donc à travers tout cela une certaine « immoralité » qui avait déjà valu beaucoup de tracas à Hugo lui-même. Conscient que les choses commencent à tourner mal, Verdi laisse planer une menace : il n’est plus temps de penser à changer de sujet… Rassuré par les responsables du théâtre et par l’optimisme de Piave, Verdi s’attèle donc à son Stiffelio pour Trieste et à quelques reprises de-ci de-là. Il s’inquiète à peine lorsqu’il apprend que les censeurs vénitiens mettent en garde la Fenice contre une adaptation un peu trop littérale. Pendant ce temps, il compose à tour de bras et fourmille d’idées. Sans autres nouvelles, il n’est pas serein. Cette histoire de censure l’angoisse de plus en plus et il harcèle à nouveau Piave. « Ne prends pas cela à la légère comme d’habitude ! ». Ses craintes se confirment pourtant : les autorités interdisent d’adapter la pièce, « vulgaire et obscène », y compris avec les changements envisagés (par exemple, remplacer le roi par un simple noble). La censure (Madame Anastasie dans le panthéon des caricatures de la presse française) a donc frappé aussi fort qu’elle l’aurait fait à Naples (où elle aussi bien pu faire emprisonner le librettiste). Furieux, Verdi se démène comme un diable et met une pression infernale sur Piave et le théâtre. Ces derniers proposent donc avec succès de nouvelles modifications, mais elles vont beaucoup trop loin et lorsque Verdi en prend connaissance, il frise l’attaque. Tout ressort dramatique est annihilé, les personnages sont devenus falots : « S’imaginent-ils en savoir plus que moi ? C’est qui le maestro ? Qui donc a le droit de dire « ceci marchera, ceci ne marchera pas » ? (…) Si l’on supprime le sac (dans lequel est supposée se trouver Gilda), on imagine mal que Triboletto (nom initial du héros malheureux) puisse s’adresser à un cadavre pendant une demi-heure sans qu’un éclair lui révèle qu’il s’agit de sa fille ! ». Et il refuse tout de go de mettre la moindre note de musique sur un tel livret, alors qu’il ne reste que deux semaines avant l’ouverture de la saison. Piave et le directeur de la Fenice, Marzari, obtiennent alors un nouveau compromis avec le directeur de l’ordre public, transmis à Verdi la veille de Noël. C’est à ce moment là que l’œuvre commence à changer de nom : de La Maledizione, on passe au Duca di Vendôme. Deux semaines plus tard, Verdi écrit à Piave qu’il penche pour Rigoletto. Ce nom lui a été inspiré par une pièce parodique de l’original hugolien Rigoletti ou le dernier des fous. Verdi donne son accord à plusieurs aménagements (on quitte le royaume de France pour un duché quelconque, on n’attire le duc dans l’auberge du tueur que par la ruse sans suggérer qu’il puisse avoir rendez vous avec une prostituée, on garde le fameux sac et on repousse la création à fin février 1851). En attendant le verdict, le compositeur reste sur des charbons ardents et indique à Piave début janvier 1851 avoir écrit l’air du duc et que cela lui avait coûté beaucoup d’efforts. Il bombarde son librettiste de demandes en tous genres, lui demandant d’être patient parce que lui-même l’avait déjà été assez (ce qui a dû faire sourire très jaune l’infortuné Piave).
Si Verdi, habituellement très nerveux en tout état de cause, se montre si frénétique, c’est, comme il le dit lui même, qu’il sait que ce Rigoletto « constituera un jalon décisif dans (sa) vie ». Après mille vicissitudes et toujours plus d’efforts désespérés de Piave, tour à tour menaçant et larmoyant avec les autorités pour en finir, le librettiste écrit le 26 janvier : « Cher Verdi, Te Deum laudamus ! Gloria in excelsis Deo ! Alleluija, Alleluija ! Hier à trois heures de l’après-midi, notre Rigoletto est enfin arrivé sain et sauf chez les directeurs, sans amputation ni os brisés ». Il ne reste alors à Verdi qu’à écrire la scène finale. L’opéra est achevé le 5 février.
Il faut désormais préparer tout le reste : distribution et mise en scène, pour lesquelles Verdi se montre tout aussi maniaque et exigeant. Il est en position de force : la Fenice est au bord de la ruine et compte énormément sur cette œuvre pour se relancer.
Le soir du 11 mars 1851, c’est Varesi, qui avait déjà chanté le premier Macbeth en attendant de devenir le premier Germont, qui crée le rôle titre. Teresa Brambilla incarne Gilda et Raffaele Mirate le duc. Le succès public est grand, mais la critique dubitative et très partagée. On trouve les enthousiastes, qui saluent la nouveauté de la musique et soulignent le triomphe remporté par Verdi, appelé sur scène à chaque occasion (« On n’entendit jamais éloquence sonore aussi puissante »). Face à eux, les réprobateurs, souvent anonymes, vilipendent en particulier le « mauvais goût » du livret, lequel fait de surcroît insulte aux ducs de Gonzague, dont le duc de Mantoue croqué par Verdi est l’aïeul. « Ce spectacle horrifiant et écœurant chassera de la salle un public dégoûté ».
Le public, chassé ? C’est bien tout le contraire. En quelques mois, l’œuvre remporte un triomphe partout en Italie, – sauf à Naples – puis en Europe et jusqu’à Astrakan… On sait ce qu’il en est depuis. Plus tard, lucide et sans fausse modestie, Verdi écrira « Rigoletto durera plus longtemps qu’Ernani… C’est un opéra nettement plus révolutionnaire et donc plus original dans la forme comme dans le style ».
Parmi les moments qui ont dû impressionner le public vénitien voici 170 ans, le mélange de colère explosive et de désespoir de Rigoletto venu réclamer sa fille aux courtisans n’a sans doute pas été le moins émouvant. L’occasion de mettre en avant notre disque du mois, puisque ce « Cortigiani, vil razza dannata » figure en bonne place dans l’admirable disque de Ludovic Tézier consacré à Verdi.