Emmanuel Chabrier aime Wagner. Comme ça, sans le connaître personnellement. Chabrier a l’amour viral, il l’attrape facilement, comme on attrape les amis, ceux qui restent pour la vie. Dans ses amis, justement, se trouve Catulle Mendès, qui a le même âge que lui et qu’il a rencontré au début des années 1860, alors qu’il vient d’entrer au ministère de l’Intérieur, et qu’il écrit des copies de la partition de Tannhaüser, « pour apprendre l’orchestre », puis Lohengrin, puis Tristan, puis les Maîtres chanteurs… « Je passais pour un avancé (…) J’adorais ça (…) Et sans comprendre un mot d’allemand, ça me passionnait quand même » écrira-t-il au chef Hermann Levi.
Mendès est lui aussi un wagnérien passionné et il sera même reçu par son idole dans sa maison de Tribschen. L’écrivain l’introduit dans les milieux artistiques de la rive gauche, chez Nina de Villard, dans son « Boudoir du Parnasse ». La poétesse a un statut d’ancien combattant, d’héroine, même. Le 18 mars 1861, elle y était, à l’Opéra, pour entendre Tannhaüser au milieu du tumulte. Une vraie bataille où elle a fait le coup de poing pour défendre la musique de l’avenir.
Au milieu des vapeurs de tabac et d’alcool, on compte beaucoup d’autres admirateurs du compositeur de cette musique là chez Nina. Ils y croient, elle s’inscrit dans leur idéal artistique, qu’ils soient musiciens ou pas. Dans Paris, les caricaturistes se moquent ainsi des peintres impressionnistes, eux aussi mordus, qui accueillent leurs visiteurs en jouant du Wagner.
Tous ces amis créent un petit groupe, « Le Petit Bayreuth », où on se délecte de la musique du Maître qu’on joue entre musiciens. On trouve là d’Indy, Chausson, Humperdinck – qui écrivait les réductions pour le petit orchestre des fidèles – le chef d’orchestre Lamoureux et quelques autres.
C’est donc peu de dire que le terrain est favorable pour que Chabrier ait envie d’écrire une musique qui s’en inspire, lui qui a pourtant un style si personnel et si original. En 1879, il en parle justement à Catulle Mendès. Pourquoi ne lui écrirait-il pas un livret façon Wagner ? Sitôt demandé, sitôt écrit. L’écrivain va chercher l’inspiration dans l’histoire d’Angleterre, et en particulier le récit que fit l’historien Augustin Thierry de la conquête de l’île par le Normand Guillaume. Il appelle ce livret Gwendoline.
C’est l’histoire de la fille d’un noble saxon, Armel. Un matin, elle dit sa peur de voir débarquer les terribles danois. Son père la rassure, mais elle raconte qu’elle a rêvé qu’un Danois l’emmènerait sur la mer (Catulle Mendès devait penser à Senta…). Et devinez qui débarque ? Les méchants en question. Tout le monde s’enfuit, mais pas Gwendoline, restée pour défendre son père. Le roi danois Harald la trouve fort à son goût et, diraient les farouches guerriers, devient un peu bête. Il s’installe même au rouet pour filer avec elle. Tête des témoins envahisseurs. Armel accepte le mariage, mais rumine sa vengeance.
Pendant qu’on fête le mariage, les Saxons se préparent à attaquer. Armel confie un poignard à sa fille, lui demandant de tuer Harald pendant la nuit de noces, façon Basic instinct. Tiraillée entre son amour pour son mari et celui pour son père, Gwendoline n’arrive pas à frapper. Lorsque les Saxons attaquent, elle donne même le poignard à Harald pour qu’il se défende.
Les Saxons repoussent les Danois à la mer. Harald, seul, se défend, mais finit par succomber. Gwendoline décide alors de mourir à ses côtés sous les yeux horrifiés de son père.
Chabrier commence la partition mais part en famille se distraire en Espagne en 1882. Il s’y distrait tellement qu’il se détourne un peu de son opéra, pour écrire des partitions plus andalouses qu’allemandes. Enfin, il reprend Gwendoline en 1885 et le propose à l’Opéra, à présent qu’il s’est acquis une certaine célébrité avec ses espagnolades. Et puis la musique de Wagner est devenue beaucoup plus répandue que 20 ans plus tôt. Mais le directeur de la Grande boutique, Ritt, ne veut pas de la partition. Heureusement pour Chabrier, c’est Charles Lamoureux, l’ami du « Petit Bayreuth » qui, fort du succès reçu par l’ouverture de l’opéra, convainc le théâtre de la Monnaie à Bruxelles, de monter l’œuvre, qui est ainsi créée voici 145 ans avec un grand succès. Mais Chabrier n’en profite pas, car le théâtre coule illico. Six représentations et pas une de plus.
Second coup de chance pour notre compositeur, le chef Felix Mottl a vent de l’œuvre et décide de la monter à son tour à Karlsruhe, 3 ans plus tard. C’est ainsi que cet opéra inspiré par Wagner, de son livret à sa musique, va connaître une tournée triomphale dans toute l’Allemagne. L’Opéra de Paris finit enfin par comprendre et accueille la partition en 1893.
Mais c’est trop tard pour Chabrier. On l’amène à la représentation, il assiste à son propre succès. Mais il n’est plus qu’une enveloppe. Son esprit a fait les valises par anticipation pour le Walhalla. La syphilis provoque de violents accès de démence et il ne se souvient pas de grand chose. Il aime pourtant beaucoup ce qu’il entend et applaudit comme un enfant, regardant tous ces gens qui le regardent en lui criant bravo et qu’il ne comprend pas. Il se tourne vers son ami Mendès, qu’on devine ému : « elle est bien jolie, cette musique. Mais qui a bien pu l’écrire ? ».
Cet opéra singulier et injustement délaissé, comme tant d’autres, est sans doute wagnérien par admiration, mais il porte profondément le style si original et si plaisant de celui qui reste l’un des plus grands compositeurs français, bien trop sous-estimé.
La partition a été peu enregistrée, mais pas son ouverture, irrésistible, ici interprétée par un amoureux de Chabrier, John Eliot Gardiner avec l’Orchestre Philharmonique de Vienne, excusez du peu.