Il règne une noirceur insondable dans la Haus für Mozart de Salzbourg où William Kentridge et son équipe technique propose une nouvelle mise en scène de Wozzeck. Le metteur en scène sud-africain s’était déjà frotté à Berg, avec une Lulu de facture expressionniste présentée à Amsterdam, New-York et à Londres. On retrouve la marque de fabrique de cette équipe à savoir une fusion entre un décor fonctionnel et l’omniprésence de projections vidéo qui servent autant de lumières que d’éléments narratifs. Mais à la différence de Lulu où l’articulation pêchait, elle trouve ici toute sa force. Un échafaudage brinquebalant de planches, de portes et de chaises sert d’espace scénique tant pour les scènes d’intérieur que d’extérieur. Il permet une somme de trouvailles qui viennent souligner les ambiances ambivalentes du livret. Idée diablement ironique et loufoque que de représenter la consultation chez le médecin dans l’armoire de la maison par exemple. Surtout, au-delà de cet ingénieux décor, ce sont les projections permanentes, imaginées par Catherine Meyburgh et contrôlées par Kim Gunning, qui transportent le spectateur dans un univers inquiétant et oppressant. Elles peignent en toile de fond de noires fresques expressionnistes comme échappeés des années 1920. L’univers de la guerre et de la désolation hante en permanence l’action. Têtes décapitées, personnages grimaçants et un enfant au visage mangé par un masque à gaz nous montre la psyché torturée de Wozzeck. On retrouve le double de cet enfant dans un pantin de bois actionné par des marionnettistes. Le final pousse ainsi la cruauté un cran plus loin : l’enfant naturel du couple est absolument déshumanisé et seuls ses membres de bois et son masque étouffant s’agitent dans l’obscurité.
© Salzburger Festspiele / Ruth Walz
Mathias Goerne n’est pas étranger à cette angoisse opaque. Sobre dans le jeu, il laisse penser que toutes les élucubrations et pulsions violentes de Wozzeck sont « normales ». La voix, épaisse et bien projetée, installe encore davantage le personnage dans cette évidence malsaine sans qu’il soit nécessaire d’avoir l’œil torve ou de rajouter des accents à l’écriture de Berg. Asmik Grigorian manque d’un rien d’épaisseur vocale pour composer une Marie pleine et entière, sensuelle et pénitente. Des aigus percutants et présence scénique touchante contrebalancent cette lacune. Après un Alviano remarqué au Festspiele de Munich, le Tambour-Major passe-partout de John Daszak déçoit. La faute principale incombe à une projection en retrait. Le couple formé par Gerhard Siegel (le Capitaine) et Jens Larsens (le Docteur) est lui un vrai régal. Le premier se joue des écarts et des stridences de son rôle et fait du capitaine un couard détestable, quand le second, tout en rondeur vocale, surinvestit la figure morale médicale, sûr de son droit et de son génie.
Last but not least, la direction de Vladimir Jurowski, fluide et précise, peint elle aussi une infinité de tons, en miroir des images renvoyées par la scène. Bien entendu, la présence des Wiener Philharmoniker dans la fosse n’est étrangère au succès de cette fresque apocalyptique. Le chef et l’orchestre assument avec brio leur rôle de narrateur : ils ironisent, se moquent, jouent avec une cadence infernal, s’arrêtent et prennent le temps d’un peu de poésie vite emportée par le tourbillon saumâtre du drame.