Ces dernières années, Paris a eu le privilège d’entendre les meilleurs Werther actuels et l’on attendait donc avec intérêt la prise de rôle de Juan Diego Flórez. Essentiellement rossinienne puis belcantiste, la voix du ténor péruvien s’est progressivement élargie, amenant naturellement le chanteur vers des rôles plus lourds, qu’il aborde avec une grande prudence. Cette évolution l’a conduit vers l’opéra français, à l’instar de ce que fit Alfredo Kraus en son temps, mais avec des moyens différents (Les Pêcheurs de Perles en 2012, Guillaume Tell et La Favorite en 2013, Roméo et Juliette en 2014 et bientôt Les Huguenots à Berlin), le chanteur revenant systématiquement à son répertoire traditionnel entre deux expériences. Par sa tessiture très centrale et du fait d’une orchestration puissante, Werther n’était pas nécessairement l’ouvrage où l’on attendait le plus cet artiste, mais comment résister à ce rôle emblématique ! Flórez aborde l’œuvre en capitalisant sur sa technique belcantiste. C’est un des Werther les mieux chantés qui soient : un superbe legato, un phrasé impeccable, une excellente diction française, un timbre lumineux sur lequel le temps ne semble avoir aucune prise. Flórez sait alléger son émission pour donner des ailes à la poésie du texte, la teinter de voix mixte à bon escient : du grand art vocal. Aidée par une direction attentive, la voix n’est couverte qu’à de rares occasions (comme beaucoup d’interprètes du rôle il faut bien le dire, Massenet n’ayant pas été tendre avec l’orchestration). Néanmoins, cette tessiture n’est pas celle qui met le plus en valeur les moyens du chanteur, et l’oblige parfois à forcer un peu pour compenser un manque de largeur et certains éclats de l’orchestre. Dramatiquement, son Werther n’est pas un personnage suicidaire d’emblée, ce qui est sans doute plus juste. Son « Hymne à la Nature » est ici sincère, de même que son émerveillement devant le tableau de famille de Charlotte et des enfants. Là encore, c’est une émotion qu’il sait faire passer par la seule magie de la voix. Les réserves interprétatives viennent de ce qu’on ne voit pas précisément le basculement qui va amener Werther au suicide : le célébrissime « Pourquoi me réveiller », quoique très bien chanté, reste ainsi une pièce de concert davantage qu’une articulation du drame. Sans doute Flórez aura-t-il sous-estimé la difficulté à incarner cet anti-héros, d’autant qu’il s’agit du premier personnage authentiquement dramatique qu’il met à son répertoire. Werther est un rôle où il faut oublier que l’on est un chanteur en représentation : l’exécution en concert, partition en mains, ne facilite pas cette appropriation. Gageons qu’une fréquentation plus assidue de l’ouvrage, et un travail approfondi avec de grands chefs et metteurs en scène, lui permettront de transformer ce coup d’essai.
Prise de rôle également pour Joyce DiDonato qui peine davantage à convaincre. Les deux premiers actes sont totalement transparents, le mezzo américain se rattrapant avec un Air des Lettres admirable, mais l’ouvrage ne se résume pas à ses cinq minutes. Plutôt spécialisée dans les rôles aigus, DiDonato doit ici forcer ses moyens dans le grave et le registre supérieur s’en ressent par contrecoup : les aigus sont tendus et trémulants, parfois à la limite du cri. En dehors de l’air déjà cité, le texte est souvent réduit à une bouillie incompréhensible, sans grand effort de sens. Par comparaison, l’élégante Sophie de Valentina Naforniţa est bien plus naturelle, mais son français reste assez exotique et le style un peu relâché (avec par exemple, un aigu forte et écourté sur le dernier « Tout le monde est heureux »). Bonne surprise en revanche avec l’Albert du jeune John Chest, au français très travaillé et à l’interprétation dramatiquement juste (une gageure pour un tel rôle au concert). Le Bailli de Luc Bertin-Hugault est bien chanté mais manque de rondeur bonhomme. Marc Larcher et Nicolas Rivenq complètent avec métier la distribution.
A la tête d’un Orchestre National de France en bonne forme, Jacques Lacombe apporte un soutien sans faille aux chanteurs, mais au détriment de la construction d’un drame romantique homogène. Globalement, l’émotion n’était pas au rendez-vous. Il faut signaler que le dernier quart d’heure de l’ouvrage a été pollué par des rythmes de musique Techno en provenance des sous-sols : difficile de se concentrer sur le chant dans ces conditions*.
* Contacté à ce sujet, le Théâtre des Champs-ELysées explique ne pas avoir le moindre rapport avec les bruits intempestifs entendus, dus à un non respect du restaurant Manko sur l’horaire de fin du spectacle. En effet, le Théâtre des Champs-Elysées n’est en rien lié à cet établissement : ils sont tous deux des locataires de la Société Civile Immobilière du Théâtre.