par Sylvain Fort et Camille De Rijck
La disparition de Dietrich Fischer-Dieskau, le 18 mai dernier, c’est un peu comme l’effondrement de la Tour de Babel. Un homme s’éteint et avec lui disparaissent cent étages de savoir. L’être humain, dans son insignifiante constitution, laissa place au monument : et si la république musicale semble encore étourdie de cette disparition, c’est bel et bien parce que l’art de Dietrich Fischer-Dieskau est entré de plein droit dans le patrimoine collectif. Voilà d’où est partie l’idée de laisser la parole à ceux qui ont été le plus directement touchés par cet art, à ceux qui en sont — sinon les dépositaires — au moins les passeurs, les relais. Certains ont chanté avec lui, certains l’ont eu comme professeur, d’autres n’ont fait qu’écouter ses disques. Tous occupent aujourd’hui la place qu’il tenait hier sur nos scènes, ou dans nos conservatoires.
Nous avons posé trois questions à vingt artistes :
Comment avez-vous découvert Dietrich Fischer-Dieskau, ?
Quelle influence a-t-il eu sur votre art ?
Quel disque conseilleriez-vous à un novice ?
Propos recueillis et traduits par Sylvain Fort et Camille De Rijck. Recueillir les témoignages de vingt personnalités aussi importantes n’a pas été chose aisée. Leur agenda, d’abord, leur laisse peu de temps, mais parfois c’est leur retrait de la vie publique qui a compliqué considérablement notre mission. Ainsi voudrions-nous remercier le plus vivement du monde, les nombreuses personnes qui nous ont permis de réaliser ces interviews : Cornelia Munch, Christophe Capacci, Alain Lanceron de EMI, Matthieu Benoît et Jean-Marc Berns d’Harmonia Mundi, Jane Balmer, Stefania Almansi, Marc Mazy, Ann Braathen, Michel-Etienne van Neste, Liselotte Rutishauser, Katrin Schirrmeister, Monika Faltermeyer et Anne Gubian.
Christa Ludwig, mezzo-soprano née en 1928 : « Les gens n’étaient pas seulement recueillis : ils étaient en prière… »
Je l’ai entendu pour la première fois à Francfort en 1948 ou 1949. J’y étais alors en troupe, jeune débutante. Il faut se figurer le contexte. Francfort était une ville détruite par les bombardements. Partout régnaient la détresse, la misère. Je me souviens de cette grande salle de concert qui n’était pas chauffée. Les gens étaient venus nombreux pour découvrir ce jeune baryton. Et voici qu’un grand garçon poupin entrait, et se mettait à chanter Haydn, Mozart, Beethoven. On n’imagine pas aujourd’hui l’effet que cela produisit. C’était comme un ange tombé du ciel. Les gens n’étaient pas seulement recueillis : ils étaient en prière.
Pour moi, Fischer-Dieskau est la perfection absolue dans le lied. Dans l’opéra, c’est plus discutable. Cette perfection consiste à faire entendre le sens des mots dans le son de la voix. Le modelé, le phrasé, la coloration, les contours : tout concourt à faire saisir cette signification. Ce n’est pas une question de diction, mais d’éclairage. Comme le disait ma mère : « Lorsqu’il dit le mot ‘soleil’, on voit le soleil ; lorsqu’il dit le mot ‘pluie’, on entend la pluie ». De cela, j’ai beaucoup appris, et nous pouvons tous apprendre.
De Fischer-Dieskau, je ne veux pas retenir un disque, ni même un cycle, je retiendrai un lied, un seul, qui est pour moi le sommet absolu, non par le style, non par l’art, mais par l’expression qu’il y met et qui me fait monter les larmes : « Der Mond hat eine schwere Klag », de Hugo Wolf.
Thomas Hampson, baryton né en 1955 : « Ce que j’ai appris de lui fut déterminant pour ma carrière… »
J’ai entendu assez tôt ses disques ; ils me semblaient définir une norme – puis nous nous sommes connus, et il est né une amitié de confrères.
Je n’ai jamais été son élève, mais ce que j’ai appris de lui fut déterminant pour ma carrière. Fischer-Dieskau a renouvelé notre façon d’appréhender la grande musique et a élargi les possibilités de sa conservation sonore. Il a assuré la large diffusion de cette musique, posé de nouveaux standards en matière d’interprétation artistique basés sur l’intégrité d’artiste qui était la sienne et sur ses idéaux esthétiques : il n’a jamais eu peur pour cela de prendre des risques. Depuis longtemps, ses interprétations appartiennent à notre canon. Je ne crois pas qu’il y ait jamais eu une époque où je n’aie eu Fischer-Dieskau comme mentor ou comme exemple intellectuel dans ma façon d’étudier, à l’instar d’autres grands musiciens comme Harnoncourt, Bernstein ou Barenboim.
Sa discographie est stupéfiante : c’est un livre de trois cents pages. Par exemple, il a réalisé quatre ou cinq enregistrements commerciaux de la Belle Maguelone de Brahms – mais quand avez-vous entendu la Belle Maguelone pour la dernière fois ? Si vous me demandez de choisir un disque, je dirais que parmi les plus représentatifs se trouvent les enregistrements des années 50 des cycles de Schubert avec Gerald Moore – ce Voyage d’Hiver, cette Belle Meunière, ce Chant du Cygne sont simplement uniques. Si vous voulez avoir une idée de ce qu’il était en récital, il faut se reporter aux enregistrements en public de Salzbourg dans les années 50 et 60, au Mozarteum. C’est là qu’on entend la beauté, la dynamique et la souplesse de sa voix – mais aussi de son esprit.
José van Dam, baryton né en 1940 : « C’est un exemple à suivre pour tous… »
Le premier vrai souvenir que j’ai de lui, en dehors de ses enregistrements, est notre rencontre sur scène au Deutsche Oper Berlin où nous avons chanté ensemble, en compagnie de son épouse Julia Varady. C’était un homme d’une grande affabilité et très professionnel ; il chantait le rôle du Comte dans les Le Nozze di Figaro, Julia Varady était la Comtesse et je chantais le rôle de Figaro. Je l’ai entendu chanter d’autres fois, notamment un très beau Posa de Don Carlo et naturellement des liederabend à la Philharmonie de Berlin.
Il nous a montré ce qu’il était possible de faire en ce qui concerne l’interprétation du lied et c’est un exemple à suivre pour tous.
Mon disque préféré est le Winterreise qu’il enregistra en 1953 avec Herta Klust au piano, cycle qu’il chante magnifiquement mais également parce que j’ai beaucoup travaillé à Berlin avec Madame Klust qui était une musicienne fantastique et qui me parlait souvent de lui.
Lisa della Casa, soprano née en 1919 : « Il fut mon Mandryka préféré… »
Etant déjà en carrière, je n’avais guère le temps d’aller écouter mes jeunes collègues. J’ai donc découvert Fischer-Dieskau lorsque nous avons chanté pour la première fois ensemble, pour Arabella à Salzbourg. Je fus aussitôt enthousiaste. Par la suite, nous n’avons pas beaucoup chanté ensemble, mais je me souviens parfaitement d’un Don Giovanni, de Noces de Figaro et surtout d’un merveilleux Requiem de Brahms à Munich.
J’ai toujours été frappée par son absolue fiabilité. Il était toujours préparé à 100%. Il était exactement là où on l’attendait et l’on pouvait lui faire une totale confiance, ce qui est très précieux. Chanter avec lui était un bonheur. C’était un homme aux manières un rien formelles, solide et ambitieux dans le meilleur sens du terme. Il fut mon Mandryka préféré.
Je n’écoute guère de disques. Mais je crois que ceux que nous avons fait ensemble valent la peine.
Brigitte Fassbaender, mezzo-soprano née en 1939 : « Dietrich Fischer-Dieskau fut, est et restera une apparition singulière… »
Lorsque j’étais écolière, ce nom avait déjà un sens pour moi. Tous les jours, en allant à l’école, je passais devant la paroisse de Dahlem, où ses premiers disques avaient été enregistrés. A l’époque, c’était pour moi un lieu fascinant, sacré… Et en 1961, lors de ma première année professionnelle, il fut Jochanaan dans la Salomé de Richard Strauss à l’Opéra de Bavière… (où je devais déjà chanter le Page).
Fischer-Dieskau a eu sur moi une influence considérable, prégnante, en particulier comme Liedersänger, en raison de ses programmes composés avec une intelligence et un sens dramatique hors pair, mais en raison aussi de sa technique vocale et de son art exemplaires à tous égards. Il a toujours été mon modèle et mon phare. En outre, il fut un collègue imposant le respect, mais absolument merveilleux. Dietrich Fischer-Dieskau fut, est et restera une apparition singulière. Le plus grand des grands. Inapproché, inoubliable.
Tous ! Mais j’ai une affection particulière pour son interprétation du lied de Schubert Sei mir gegrüßt…
Matthias Goerne, baryton né en 1967 : « L’impression visuelle a été bien plus forte que le disque… »
Je devais avoir dix ans quand je l’ai entendu pour la première fois. C’était un disque de mes parents, le Winterreise avec Jörg Demus. J’ai été tout de suite fasciné par son absence d’apprêt. Tout cela sonnait avec le naturel le plus confondant. Plus tard, je l’ai entendu en direct en Allemagne de l’Est, au début de mes études. Cela devait être en 1985. L’impression visuelle a été bien plus forte que le disque. Il affichait une certaine distance, une retenue, mais c’était celle du messager, du médiateur.
Le sujet de son influence sur moi est très complexe. J’ai suivi ses cours pendant cinq ans, chaque semaine, à raison de six ou sept heures par mois. Il était encore en carrière et je l’ai alors beaucoup vu sur scène. Ce que j’ai appris de lui n’est lié ni à sa personnalité ni à ses options d’interprète, qui tenaient à son goût personnel et qu’il n’imposait pas. A quatre-vingt-quinze pour cent, ce qu’il enseignait était dans le non-dit. Il n’expliquait guère. La partie la plus essentielle de son enseignement était de vous faire comprendre que le plus important se trouve dans le texte du compositeur. Accents, notes, rythmes : tout est là, sous vos yeux. Ce n’est pas sa personne qui m’a influencé, c’est cet art de la lecture critique. J’ai appris que pour atteindre la plus grande qualité, il faut une fréquentation sérieuse, profonde, du compositeur, et une grande discipline.
Parmi ses disques, j’ai cette affection particulière pour le Voyage d’Hiver avec Jörg Demus, que je trouve le plus naturel et le plus dramatique de tous ses enregistrements du cycle de Schubert. J’aime aussi énormément les Schumann avec Eschenbach, absolument extraordinaires de qualité et de continuité dans la qualité. Et puis, il y a les disques faits avec des accompagnateurs hors normes : Sviatoslav Richter en particulier. Les capacités vocales, la sensibilité, l’énergie sont largement éveillées par le partenaire. Un autre exemple de cela, ce sont les Mahler avec Furtwängler, où opère une alchimie géniale – même si Mahler n’est pas mon compositeur favori.
Hartmut Höll, pianiste né en 1952 : « Pour le décrire, le mot le plus important est liberté… »
Je ne me souviens pas exactement quand je l’ai entendu pour la première fois. J’étais enfant, et c’était sur un disque appartenant à mes parents, peut-être le Winterreise avec Gerald Moore. A cette époque en Allemagne, beaucoup de maisons bourgeoises possédaient des disques de Fischer-Dieskau qui, juste après-guerre, avait représenté un grand espoir – de redressement de notre culture, de renaissance. J’étais déjà professeur au conservatoire lorsque j’ai appris qu’il donnait des Master Classes à Berlin : c’était en 1980. C’est là que je l’ai rencontré la première fois. J’ai été frappé par sa grande taille, son absence complète de pose, sa vivacité, et son écoute toujours attentive. Je l’ai revu ensuite et il m’a demandé si je voulais bien l’accompagner. Il devait faire une tournée avec Jörg Demus, qui n’avait guère envie de céder la place. Notre collaboration a commencé en 1982, avec un concert Strauss à Paris, salle Pleyel. Le premier lied était Schlechtes Wetter.
Pour le décrire, le mot le plus important est : liberté. Liberté dans l’interprétation, dans le traitement du rubato, dans l’intuition. Avec lui, le moment gouvernait tout. Donner un concert avec lui était un véritable moment de musique de chambre. Sa technique vocale était époustouflante, sa voix mixte était exceptionnelle, il pouvait tout oser. Ainsi, dans le « Gute Nacht » du Voyage d’Hiver, je l’ai entendu ralentir continûment le tempo, sans ruptures, entre le début et la fin du lied. Mais il pouvait aussi dynamiser insensiblement le lied, ou oser un long decrescendo. Je n’ai jamais compris qu’on puisse dire de lui qu’il était un chanteur intellectuel, ou trop étudié. Jamais je n’ai rencontré de chanteur aussi rapide dans la compréhension d’un morceau, dans l’accès à l’essentiel. Il était simplement génial, et lorsqu’il chantait, il engageait tout son corps avec une intensité absolue. Je me souviens d’une fin du Totengräbers Heimweh – « ich sinke, ich sinke » – où littéralement il semblait s’affaisser. Et il avait cette inventivité permanente. J’avais aussi connu Elisabeth Schwarzkopf : elle tentait toutes les possibilités, répétait deux mille fois une même phrase avant de décider de la manière la plus aboutie de la chanter, pour s’y tenir ensuite de façon marmoréenne, dans un souci extrême de la perfection achevée. Rien de tel avec Fischer-Dieskau : le moment commandait. Pour autant, il était toujours conscient de son expression. Il ne se laissait pas aller à la sentimentalité. C’est pourquoi son legs peut être transmis : il faut écouter ses disques pour entendre et apprendre la manière de faire de la musique. Il y a énormément à en retirer. Le vibrato, la manière de timbrer ont peut-être évolué aujourd’hui, mais la somme que nous laisse Fischer-Dieskau est actuelle.
Comme je passe le plus clair de mes journées à faire de la musique, je dois avouer que je n’écoute guère de disques. Je pourrais citer ceux que j’ai faits avec lui, mais pour moi, le plus important reste les souvenirs de nos concerts. Ainsi, je me souviens d’un Harfenspieler de Schubert qui débutait un récital à Londres. Fischer-Dieskau était un peu fatigué et m’avait dit : « Commence doucement ». Ce que j’ai fait. Alors j’ai entendu tout l’exténuement, toute la résignation que contient ce lied. De même, je me souviens d’un Fischers Liebesglück, un lied plutôt allant, mais qui s’achève par ces mots : « schon drüben zu sein », où soudain dans l’interprétation de Fischer-Dieskau s’entendait que ce lied est aussi un lied de mort. Une expérience unique, vraiment.
Dietrich Henschel, baryton né en 1967 : « Ce grand maître était en plus un pédagogue génial… »
Je me rappelle une retransmission à la radio de quelques lieder de Franz Schubert, dont Prometheus et Ganymed. J’avais à peu près quinze ans. Ils m’ont complètement bouleversé. À l’époque j’étais plus intéressé par la musique instrumentale que par le chant et, comme vous le voyez, ça a évolué.
Dans une phase importante de ma vie, il m’a donné confiance en moi-même, tout en me respectant comme un artiste indépendant de son enseignement ; il n’a jamais essayé d’imposer son avis, par contre il a – dans ses leçons – initié subtilement son étudiant à sa vision des choses de l’art. Ce grand maître était en plus un pédagogue génial.
Mon enregistrement favori sont les quatre Ruckert-lieder de Mahler, version avec piano, son partenaire était alors Leonard Bernstein.
Gerald Finley, baryton né en 1960 : « Ce fut vraiment à la fois une bénédiction et un défi de l’avoir comme idole…
Mon premier contact avec la voix de Fischer-Dieskau se fit par le biais d’un disque vinyle de La Belle Meunière. J’avais quatorze ans. Ce qui m’avait alors stupéfié, c’était qu’un chanteur classique puisse « sonner » de manière aussi directe et communicative. L’atmosphère intime de cet enregistrement était parfaitement singulière et ne ressemblait à rien de ce que j’avais entendu jusqu’alors. Je suis très rapidement devenu un fan et je me suis précipité sur le War Requiem, que le chœur local était en train de préparer. De là date ma dévotion à l’artiste et à l’homme. Je ne l’ai entendu live que dans les années 80, en récital, à Londres et bien que la voix ne fût déjà plus tout à fait à son apogée, sa présence seule était saisissante.
J’ai commencé à vouloir chanter comme lui. Simplement pour rendre ma lecture de chaque mélodie, de chaque lied aussi directe et aussi sensible qu’il semblait les interpréter. J’ai dû combattre cette tentation, à travers les années, pour la bonne et simple raison que ma voix n’a vraiment rien en commun avec la sienne. Ce fut vraiment à la fois une bénédiction et un défi de l’avoir comme idole.
Ce que je préfère, peut-être, ce sont les tout premiers récitals parus. Ils donnent à entendre un chanteur encore très attentif à l’art du chant, avant qu’il devienne cette sorte de magnifique stratège de l’architecture vocale.
Wolfgang Sawallisch, chef d’orchestre né en 1923 : « Chacun de ses enregistrements porte le sceau de la beauté, de la perfection… »
J’ai entendu Fischer-Dieskau la première fois, me semble-t-il, dans les « Lieder eines fahrenden Gesellen » de Gustav Mahler au Festival de Salzbourg. Les Wiener Philharmoniker étaient dirigés par Wilhelm Furtwängler. Je ne me souviens plus si c’est la présence scénique ou l’expression artistique qui aussitôt m’envoutèrent – après tout, cinquante années se sont écoulées, et certainement cinq décennies de collaboration au plus haut niveau ont contribué à effacer quelque peu cette première impression. Je me souviens cependant que son apparition dans la salle de concert et son interprétation de l’œuvre de Mahler me fascinèrent et marquèrent pour moi un jalon particulier. Je sus dès cet instant que Fischer-Dieskau allait être dans ma vie de musicien un point de repère artistique.
Permettez-moi un souvenir particulier. Dans le cadre des innombrables récitals de lieder où j’eus l’honneur et la joie de pouvoir l’accompagner au piano, nous étions arrivés ce soir-là aux traditionnels bis d’un programme exclusivement consacré à Hugo Wolf. Le récital avait été particulièrement beau, et tous deux étions enchantés de ce succès. Nous en étions encore aux accolades, lorsqu’au milieu des applaudissements assourdissants, il me dit : « Allons, jouons encore un lied intéressant de Hugo Wolf pour conclure une bonne fois. » Je ne sais plus quel lied c’était, mais il commençait par une assez longue introduction au piano, qui requérait de moi une attention particulière. Alors je vis Fischer-Dieskau se tourner vers sa droite et me lancer un clin d’oeil, avant son entrée. Je ne pus m’expliquer ce regard amusé. Le public salua ce lied de conclusion avec des applaudissements particulièrement longs, et soudain j’eus une illumination : je compris ce rire malicieux qu’il m’avait adressé – dans mon enthousiasme et ma joie de cette soirée si réussie, j’avais entamé ma partie dans un tempo erroné, deux fois trop rapide. M’en fussé-je rendu compte, que je n’aurais eu qu’une décision à prendre : ou bien arrêter et reprendre dans le bon tempo, ou bien… – mais Fischer-Dieskau avait déjà réfléchi pour moi, et chanté ce lied exactement dans le tempo inexact où je l’avais attaqué (deux fois trop vite), ce qui donna une interprétation radicalement différente. Hugo Wolf aurait bien ri ! Chaque rencontre avec lui était empreinte, à l’image de ce bis, de la singularité absolue de sa personnalité, à tous égards. On a suffisamment écrit à ce sujet pour que je n’en dise pas davantage.
Je ne saurais dire lequel de ses disques est le plus important pour moi. Peut-être est-ce Le Château de Barbe-Bleue, que j’ai enregistré avec lui et sa dernière épouse Julia Varady en 1988 ; peut-être est-ce le Macbeth de Verdi ou bien une autre interprétation de lied ou d’opéra ? … Je ne puis parler d’ « enregistrement préféré » : chacun de ses enregistrements porte le sceau de la justesse, de l’aboutissement, de la beauté, de la perfection.
Roman Trekel, baryton né en 1963 : « Est-ce que vous avez quelque chose de sauvage ? »
J’ai pour ainsi dire grandi avec Fischer-Dieskau. Mes parents, tous deux chanteurs, avaient un disque de lui particulièrement beau : les lieder de Schubert avec Gerald Moore. J’ai écouté le Roi des Aulnes presque tous les jours pendant une longue période de mon enfance.
Fischer-Dieskau a été mon grand modèle pendant des dizaines d’années. Je suis directement et indirectement son élève. Je l’ai rencontré au milieu des années quatre-vingt-dix et j’ai été une fois chez lui. Je lui ai chanté des lieder qu’il a travaillés avec moi de façon très intensive. Il aimait tout particulièrement les lieder rapides et sonores. Il me demandait toujours : « Est-ce que vous avez quelque chose de sauvage ? ».
Parmi ses disques, je préfère les premiers enregistrements, et particulièrement l’intégrale des lieder de Wolf.
Carlo Bergonzi, ténor né en 1924 : « C’était un collègue merveilleux, et l’un de mes plus grands fans… »
Je l’ai entendu pour la première fois lors d’un concert à Vienne. J’ai été immédiatement très impressionné par sa musicalité et son intelligence musicale. Je venais de découvrir un grand baryton.
De lui, on peut apprendre l’art de bien respirer. Il avait cette manière, si importante, d’émettre le son correctement, mais sans aucun effort. C’est une qualité qui aujourd’hui se retrouve chez fort peu de chanteurs.
Mon disque préféré est et restera le Don Carlo que j’ai fait avec lui et Georg Solti à Londres. Mais je nourris aussi le souvenir très cher de nos Rigoletto à la Scala de Milan. En outre, c’était un collègue merveilleux, et l’un de mes plus grands fans – il avait une grande admiration pour mon chant.
Felicity Lott, soprano née en 1947 : « Je l’ai considéré comme une sorte d’encyclopédie… »
Aussi loin que je m’en souvienne, c’est Graham Johnson qui m’avait fait découvrir des enregistrements de Dietrich Fischer-Dieskau, quand nous étions tous les deux à la Royal Academy of Music. Elizabeth Schwarzkopf était déjà mon héroïne grâce à son enregistrement des Vier Letzte Lieder de Richard Strauss. Avec Graham Johnson et Richard Jackson nous avions donné l’intégrale du Italienisches Liederbuch de Hugo Wolff en 1976, j’avais alors acheté l’enregistrement que Schwarzkopf et Fischer-Dieskau avaient gravé avec Gerald Moore. Après, j’ai acheté ses lieder de Schubert ainsi que ses lieder et opéras de Strauss.
Je ne l’ai entendu qu’une seule fois en concert, à Londres, à l’occasion d’un récital 100% Schumann avec Wolfgang Sawallisch. « Meine Rose », qui était au programme, m’avait littéralement mise KO – je ne l’oublierai jamais tant elle était bouleversante. J’ai longtemps essayé de reproduire cette atmosphère très particulière qu’il créait, mais hélas, je crains qu’elle lui était exclusivement attachée. Je l’ai considéré comme une sorte d’encyclopédie. Si j’avais besoin de savoir quelque chose sur n’importe quel lied, j’étais certaine qu’il l’avait déjà enregistré. Il respectait scrupuleusement les poèmes qu’il chantait, traduisant chaque mot de manière parfaitement intelligible. Il a pris des risques démesurés dans l’art de la coloration et de la dynamique vocale. Et pourtant, sa voix était toujours belle.
Je ne suis pas certaine d’avoir vraiment un enregistrement préféré. Peut-être An die Musik de Schubert. Quand j’étais plus jeune, je me passais ses Pétrarque de Liszt en boucle, mais je ne les ai plus écoutés depuis longtemps. Peut-être mes goûts seraient-ils différents aujourd’hui ? Je n’écoute plus énormément de musique, sauf peut-être des quatuors.
Andreas Schmidt, baryton né en 1960 : « C’est lui qui a fait de moi un chanteur soliste… »
Lorsque j’avais 15 ans, mon père m’a offert un enregistrement des cycles de Schubert par Fischer-Dieskau et Gerald Moore : c’est là que je l’ai entendu pour la première fois et que j’ai pour la première fois été saisi par le miracle de la voix humaine. En public, je l’ai entendu un peu plus tard dans ma ville natale de Düsseldorf, où il interprétait entre autres le Paulus de Mendelssohn avec le Musikverein de la ville, que mon père dirigeait. J’ai encore le vieux vynil : sur le livret, il y a une photo de lui, et on me voit dans le Chœur, derrière…
C’est lui qui a fait de moi un chanteur soliste : dans ses cours, j’ai appris énormément sur le texte, sur la musique – et sur l’imagination (Phantasie).
Pas facile de choisir… Mais les tout premiers enregistrements des années 1947-1952 présentent pour moi un équilibre idéal entre texte et sonorité, avec une fraîcheur dans l’approche doublée d’une confiance sans limites dans ses possibilités vocales.
Mirella Freni, soprano née en 1935 : « Il avait dans les yeux un pétillement de petit garçon… »
Je me souviens l’avoir entendu lorsque j’étais jeune encore, et il m’a tout de suite beaucoup plu. Par la suite, je n’ai pas eu la chance de chanter avec lui, mais nous avons gravé les Noces de Figaro pour le film de Ponnelle.
J’apprécie naturellement beaucoup l’artiste, comme beaucoup de gens : son timbre, sa technique, tout cela. Mais je voudrais surtout rappeler l’homme et le collègue qu’il était. Malgré sa réputation internationale, c’était un homme accessible, direct, d’une très grande gentillesse et – ce qu’on sait moins – blagueur, rieur ; il avait dans les yeux un pétillement de petit garçon. Lorsque nous avons fait ensemble le film de Ponnelle, il était à la fois ce collègue plein d’allant et de gentillesse, mais il se réfugiait souvent dans sa loge. Il avait besoin de solitude, pour étudier, ou lire. Cela ne me gênait en rien, et je le respectais totalement.
J’aime évidemment ses disques, mais j’ai un souvenir plus particulier : je me rappelle être tombée un soir sur un récital de lui, à la télévision autrichienne. Je me souviens alors être restée en arrêt, fascinée.
Christian Thielemann, chef d’orchestre né en 1959 : « J’aime tout de lui… »
Je l’ai entendu pour la première fois alors que j’étais tout enfant. C’était dans le « Grosser Herr und starker König » de l’Oratorio de Noël. Ce fut une révélation.
Fischer-Dieskau a eu sur moi une immense influence. Il m’a ouvert les oreilles. Il m’a montré combien de couleurs et de points de vue sont possibles en musique. Il m’a aussi appris qu’un jour on peut chanter tel air ou tel lied de manière objective, et le lendemain en y mettant tous ses sentiments – et que les deux manières sont justes !
J’aime tout de lui, mais avant tout le lied : Schubert, Schumann, Wolf, Brahms. Tout, vous dis-je !
Peter Mattei, baryton né en 1965 : « En entendant Fischer-Dieskau, j’ai cru entendre Elvis… »
La première fois que je l’ai entendu, j’étais en voiture avec des amis. Je devais avoir dix-sept ans. Je n’avais pas encore commencé mes études de musique. Je ne m’intéressais pas tellement au classique. Soudain nous avons entendu la Passion selon Saint-Matthieu de Bach (c’était la version Furtwängler). Et là, en entendant Fischer-Dieskau, j’ai cru entendre Elvis qui chante « Love me tender ». C’était naturel, intime, direct, sans effort, élégant, sans manières. Quand quelque chose est bon, on ne s’imagine jamais à quel point c’est bon : Fischer-Dieskau vous comblait, en un mot, mais avec une parfaite simplicité. Cette manière de chanter Bach a du reste survécu à toutes les révolutions dans l’interprétation. Mes amis, qui n’étaient pas musiciens, ont été saisis aussi, et chantaient avec.
Je ne l’ai jamais rencontré, mais je trouve en lui quelque chose qui me guide : cette liberté absolue, cette façon d’aller son chemin, tout droit, sans rien demander à personne, cette honnêteté profonde. Evidemment, on sait combien il était érudit, mais ce qui m’importe, c’est qu’il avait à cœur de faire jaillir la beauté de la musique, non pas gratuitement, mais pour une bonne raison – cela voulait dire quelque chose. Et pour cela, il usait de toutes les ressources de son instrument. On dira qu’il était plutôt un intellectuel, et que je suis plutôt un instinctif, mais je me souviens l’avoir vu en public à Stockholm chanter Schubert. On avait l’impression que Schubert était au piano, que Fischer-Dieskau était un de ses amis, et qu’ils interprétaient ces lieder pour la première fois. Si cela, ce n’est pas de l’instinct…
Evidemment, je mets au-dessus de tout cette Passion avec Furtwängler, qui aujourd’hui encore me met au ciel, et qui a été mon premier pas vers la musique classique. Mais je place aussi très haut ses Fahrenden Gesellen avec Furtwängler encore – pour leur pureté. Cette interprétation est un jalon essentiel dans l’histoire de l’interprétation en général. C’est parce que dans cette version il nous parle d’aussi près qu’aujourd’hui nous savons comment écouter Mahler, et que nous l’écoutons autant.
Laurence Dale, ténor, metteur en scène et chef d’orchestre né en 1957 : « Il nous a appris à être autre chose que des instruments… »
C’est mon professeur de piano qui trouvait que je ne travaillais pas assez mon instrument et qui – me faisant entendre Fischer-Dieskau – m’a dit « tiens, chante plutôt ». Il était un énorme fan de Dietrich Fischer-Dieskau et l’avait rencontré peu de temps après la guerre à l’occasion de Masterclasses qu’il donnait à Darlington.
Fischer-Dieskau a influencé toute une génération de chanteurs. Quand j’étais plus jeune, j’ai entendu des tonnes de commentaires négatifs à son endroit, comme quoi il n’avait pas véritablement une voix, que tout état fabriqué. Au contraire, je crois qu’il nous a appris à être autre chose que des instruments, à chercher ce qu’il y avait derrière le son, comme une philosophie musicale et interprétative. Cette vérité a transformé la manière dont on appréhende le chant. Et s’il est vrai qu’aujourd’hui nous manquons de tempéraments comme Franco Corelli, nous avons beaucoup plus de chanteurs qui parviennent à modeler un chant extrêmement personnel. C’est là l’influence majeure de Fischer-Dieskau sur son art.
Il a enregistré les Scènes de Faust de Schumann à deux reprises. Je regretterai toujours de ne pas avoir pu participer à l’enregistrement de sa seconde version, avec Bernhard Klee, car j’étais retenu à Covent Garden, mais cette œuvre, dans sa double dimension littéraire et opératique présentait un panel idéal des talents innombrables de cet immense artiste.
Helmut Deutsch, pianiste né en 1945 : « Nul aujourd’hui ne saurait se soustraire à son influence… »
Je crois que j’ai entendu Fischer-Dieskau pour la première fois dans la grande salle du Musikverein de Vienne. C’était au début des années 60 et il chantait un programme entièrement consacré à Schumann, dont quelques lieder que j’ignorais (j’avais alors quinze ans !) m’ont marqué profondément et à jamais. C’est à peu près à la même époque que j’ai acheté mon premier disque de Fischer-Dieskau : les Liebeslieder de Brahms – et bien d’autres ont suivi : tous les coffrets de lieder de Schubert, Schumann, Brahms, Liszt, Strauss, Mahler et Wolf, mais d’autres choses encore : Haydn, Mozart, Beethoven, Mendelssohn, Loewe, Pfitzner, Reger, Ives, Martin, Debussy, Ravel, Reimann, etc. etc. Il était presque impossible d’acquérir tout ce qui sortait de nouveautés chaque année ! Certainement, cette productivité incroyablement variée a joué un certain rôle dans la fascination qu’a exercée ce chanteur sur ma génération : presque tout ce que l’on avait envie de connaître, on pouvait se l’acheter et l’écouter chanté par Fischer-Dieskau – bien avant Youtube !
Ce n’est certes pas la quantité seule qui impressionnait tant. La plus forte impression peut-être me venait de l’éminente signification des mots dans les interprétations de Fischer-Dieskau. Ce n’est pas seulement sa diction claire comme du cristal qui était admirable : chez lui était unique cette infinie variété des façons possibles de faire sentir le sens d’un simple mot par la couleur vocale, la dynamique, l’allongement ou l’accentuation d’une syllabe. A cela s’ajoutait une maîtrise vocale sans effort apparent et une précision musicale comme peut-être jamais on n’en avait vue. Soudain, tous les enregistrements de célèbres chanteurs du passé semblèrent un peu « al fresco » et vieillis. Ce fut toutefois mon impression. Je me rappelle cependant de discussions animées que j’eus dans ma jeunesse avec des collègues et des amis, où l’on comparait et discutait par exemple les premiers enregistrements du Voyage d’Hiver par Discher-Dieskau et Hermann Prey. Il est clair que je privilégiais l’approche plus intellectuelle de Fischer-Dieskau et c’est une certaine ironie de ma carrière, car douze ans plus tard je suis devenu l’accompagnateur de Hermann Prey. Je ne saurais nier que mes habitudes d’écoute et mes préférences s’en sont trouvées quelque peu modifiées.
Lorsque ces dernières années je pus écouter des Master Classes de Fischer-Dieskau, ou bien lorsque par exemple j’écoute ses enregistrements des lieder de Hugo Wolf, ou ses interprétations de Schubert, ou sa Belle Maguelone avec Sviatoslav Richter, il ne m’apparaît peut-être plus comme le Dieu infaillible de ma jeunesse, mais toujours comme le plus grand chanteur de lieder du siècle. Nul aujourd’hui ne saurait se soustraire à son influence et à son exemple. Et je regretterai toujours de n’avoir pas fait de musique avec lui.
Melanie Diener, soprano née en 1967 : « son maniement de la langue m’a beaucoup impressionnée… »
Je l’ai entendu en public lors d’une matinée de Lieder à l’Opéra de Stuttgart au début de mes années d’études. Naturellement, je l’avais déjà entendu plus tôt notamment sur Klassik Radio, mais c’est vraiment à partir de cette expérience directe que j’ai découvert son talent.
Son influence a été considérable en ceci que son maniement de la langue dans son lien étroit avec la forme et la ligne musicales m’a beaucoup impressionnée, et que c’était justement ce que je recherchais – et encore aujourd’hui je pense que l’intelligibilité combinée au sous-texte et au sentiment de la musique est un facteur essentiel.
Je ne peux malheureusement pas nommer un seul enregistrement ! Il y en a tant que j’aime !