Verdi et Wagner sur le ring : le surnaturel
par Fabrice Malkani
Le surnaturel à l’opéra, c’est une dimension qui semble aller de soi. Chacun sait que « nulle part la convention n’est aussi forcée ni aussi éloignée de la nature », comme l’écrivait Théophile Gauthier. Une grande partie de ce qui se passe sur la scène lyrique ne saurait s’expliquer par les lois naturelles connues. Au contraire, le recours à l’extraordinaire, au merveilleux, à la magie, à la sorcellerie, y est monnaie courante, de même que les effets de la grâce surnaturelle ou les miracles, l’intervention de Dieu ou des dieux. C’est ainsi que l’on peut y rencontrer quantité d’êtres surnaturels, esprits, démons, génies, fées et sorcières. L’opéra est l’un des lieux privilégiés de la manifestation dans notre monde d’une réalité autre, résultant de forces magiques ou prenant statut de révélation.
Pour ces deux enfants du XIXe siècle que sont Wagner et Verdi, le surnaturel fait écho à la fois aux débuts de l’opéra et à sa mise en scène et en musique de la mythologie, au merveilleux de la scène lyrique du XVIIIe siècle et à ses machines élaborées, et au fantastique romantique dans lequel baigne toute l’Europe durant leurs jeunes années et jusqu’à leur maturité. C’est donc au moins une triple acception du surnaturel que l’on peut retrouver dans leurs œuvres, à des degrés divers certes, mais surtout à des fins en partie comparables quoiqu’au bout du compte assez dissemblables.
Fées et sorcières
Alors que Verdi commence sa production lyrique par Oberto (1839) – ou peut-être Rocester ou encore Lord Hamilton –, en tout cas par l’histoire d’un félon tuant dans un duel inégal le père de son ancienne fiancée, Wagner affirme d’emblée son goût pour le merveilleux en composant Les Fées, œuvre achevée en 1834 mais qui, reniée par son auteur, ne sera créée qu’après sa mort, en 1888. On y trouve l’opposition traditionnelle, et typiquement romantique, entre le monde féerique (ou démoniaque) et le monde humain, portée sur la scène lyrique germanique par l’Undine de E.T.A. Hoffmann créée à Berlin en 1816, le Freischütz (Berlin 1821) de Weber – que Wagner entend en 1822 à Dresde sous la direction même de son auteur –, Le Vampire (Leipzig 1828) et Hans Heiling (Berlin 1833) de Marschner. En général, tout cela se termine plutôt mal. Mais Wagner mêle dans son opéra de jeunesse cette dichotomie romantique et la réminiscence du mythe d’Orphée, puisque le prince Arindal délivre la fée Ada en chantant et en s’accompagnant de sa lyre. On peut y voir une tentative de réconcilier les origines de l’opéra avec ses réalisations les plus modernes, dans un esprit de synthèse ou de syncrétisme qui s’affirme déjà. Mais aussi la volonté de donner délibérément à l’opéra une dimension surnaturelle, là où Verdi met en scène des situations historiques, sociales et familiales (Oberto 1839, Un giorno di regno 1840) en prise directe avec le réel et liées souvent, plus tard, à un engagement patriotique.
Pas de fées dans les œuvres du premier Verdi, mais des amours contrariées, des pères despotiques, des femmes abusées. Des sorcières, peut-être ? Non pas encore, mais plus tard seulement, dans Macbeth (1847), avec une démultiplication des trois sorcières du texte shakespearien qui deviennent, dans la composition verdienne, trois chœurs de sorcières, une véritable communauté, que Verdi considère d’ailleurs comme « le troisième personnage » de l’opéra. « Ce sont elles qui gouvernent le drame », écrivait le compositeur. Le ballet créé pour la version parisienne de 1865 introduit le personnage d’Hécate, déesse de la nuit et des sortilèges, qui donne ses instructions aux sorcières avant de disparaître dans les éclairs et le tonnerre. Et Lady Macbeth, évoquant les ministres de l’Enfer, apparaît elle-même comme un personnage de sorcière, comme le seront encore la bohémienne mère d’Azucena dans Le Trouvère (1853), et d’une certaine manière Azucena elle-même. Dernier avatar d’une telle figure, Ulrica, la devineresse noire d’Un Bal masqué (1859), bien qu’elle ne soit pas une sorcière en dépit des accusations du Juge, semble bien provoquer un destin funeste par les conseils qu’elle donne à Amélia et la prophétie qu’elle prononce à l’adresse de Riccardo. Invoquant Lucifer, elle se distingue par une forme d’autorité souveraine qu’expriment des graves puissants.
Chez Wagner, deux œuvres mettent en scène des sorcières : Lohengrin (1850) et Parsifal (1882). Dans le premier, c’est la représentante des croyances anciennes, Ortrud, animée par le ressentiment, qui a jeté un sort à Gottfried et instille le doute dans l’esprit d’Elsa. La sorcière est ici un reliquat du passé, la persistance néfaste d’un culte révolu et condamnable. Et la manière dont elle circonvient son mari Telramund n’est pas sans rappeler l’emprise de Lady Macbeth sur son époux. Dans le dernier opus de Wagner, c’est Kundry, à la fois séductrice (après avoir contribué à la défaite d’Amfortas, elle tente de séduire Parsifal) et messagère du Graal, qui incarne une sorcière bifrons dont l’ambiguïté est soulignée tant par les cris que par la savante déconstruction de la ligne vocale. Les exigences dramatiques extrêmes et en partie contradictoires (puissance des graves, solidité de l’aigu) rappellent là aussi la spécificité et la difficulté de la voix de Lady Macbeth, cette voix que Verdi décrivait comme « âpre, suffoquée, obscure ».
Spectres, fantômes et revenants
On sait que Verdi lecteur de Shakespeare voyait dans Macbeth, outre l’écriture d’un mythe, la mise en scène d’une Écosse où règne le surnaturel, avec ses fantômes, ses landes, ses châteaux et ses lochs. Banquo, fantôme vengeur, doit susciter l’effroi le plus grand puisqu’il provoque la folie du roi. Mais, dès l’Introduction, Verdi convoque le surnaturel à travers l’orage, le tonnerre et les éclairs, par le biais des formules énigmatiques des sorcières à l’arrivée de Macbeth et de Banquo. De nombreux effets exploitent et soulignent la dimension horrifique et spectaculaire de l’argument : la trompette de la prophétie, la cloche, le hululement du hibou, le bruit des coups frappés. Les moyens musicaux mis en œuvre par Verdi (comme la tonalité de mi mineur au début de l’acte II) créent un climat mystérieux et menaçant, moins marqué sans doute que chez Wagner (Le Vaisseau fantôme), mais particulièrement efficace. De manière révélatrice, la grande scène du somnambulisme résorbe les éclats les plus bruyants dans le mystère insondable de l’âme humaine. Chez Verdi, toute l’horreur que peuvent inspirer les sorcières, les spectres et les revenants n’est rien comparée à celle que suscite l’abîme intérieur des êtres.
Dans Der fliegende Holländer justement, Wagner oppose, dans sa tempête diabolique initiale comme dans le chœur sinistre des marins fantômes au troisième acte, le monde des fantômes à celui des humains. Le personnage mythique du Hollandais, inspiré comme on sait des Mémoires du Seigneur de Schnabelewopski de Heine, conjugue les traits d’Ahasvérus – le Juif errant – avec ceux de Prométhée, illustrant ce syncrétisme de Wagner qui réunit fréquemment des éléments de la mythologie gréco-latine et de la religion chrétienne, faisant jouer le surnaturel à divers niveaux. Dépourvu de la distance ironique présente chez Heine, le récit crée l’effroi en musique, et le climat surnaturel fait écho au romantisme allemand. Toutefois, la ballade de Senta, par laquelle Wagner dit avoir commencé son opéra, pose la question de l’antériorité de la légende par rapport à la réalité. Le mythe fait irruption dans le réel, et la dimension fantastique se nourrit de cette hésitation : le surnaturel est-il extérieur ou n’existe-t-il que dans l’esprit de Senta ? S’agirait-il là aussi des profondeurs inconnues de la psychè humaine ?
Il est d’autres fantômes encore dans l’œuvre de Verdi, comme celui de la sorcière qui suscite la frayeur dans Le Trouvère à la suite du récit de Ferrando et qui ressortit à la terreur superstitieuse en s’inscrivant dans les croyances populaires. Alors que le fantôme de Charles-Quint, dans Don Carlos, « l’ombre de l’empereur » qui par deux fois se manifeste au couvent de Saint-Just, revêt une dimension mythique et apparaît davantage comme le bras de la Providence, soustrayant son petit-fils aux mains du bourreau. Véritable contrepoint à la dimension historique et politique de l’action, il en souligne par contraste l’existence réelle.
Grâce et sainteté
Il est significatif que les premières œuvres importantes de Verdi et de Wagner – et considérées comme telles par leurs auteurs eux-mêmes – se situent à peu près à la même époque, et que l’une et l’autre mettent en scène un surnaturel d’ordre religieux. De Nabucco (1842), Verdi affirme : « Avec cet opéra, on peut dire que ma carrière artistique a vraiment débuté. » Or Wagner prétend, parlant du Vaisseau fantôme (1843) dans Une communication à mes amis (1851) : « Ce fut le premier poème populaire qui me pénétra profondément dans le cœur, et m’obligea comme artiste à lui donner la précision et la vie dans une œuvre d’art. Dès lors s’ouvrit la carrière de poète et j’abandonnai celle de fabricant de livrets d’opéra. » S’y ajoutent diverses considérations comme le récit que fait Verdi du manuscrit jeté violemment sur une table et qui s’ouvre à la page où l’on peut lire la paraphrase d’un passage de la Bible (« Va pensiero, sull’ali dorate ») qui déclenche le processus créateur et deviendra le chœur le plus connu de son œuvre (et de l’opéra du XIXe siècle). Dimension sinon surnaturelle, du moins extraordinaire de la genèse des ces œuvres qui, l’une comme l’autre, mettent en scène un miracle, une intervention divine. Ainsi le prodige du feu divin et la destruction de la statue de Nabuchodonosor font-ils écho au récit de la genèse de Nabucco. Si Verdi utilise des éléments surnaturels empruntés à l’Ancien Testament, Wagner fait intervenir le salut, dans Der fliegende Holländer, comme reconnaissance divine du sacrifice, conformément à ce qu’avait annoncé « l’ange de Dieu ».
Dans ce domaine, c’est sans doute Giovanna d’Arco (1845), œuvre souvent moins connue de Verdi, qui est la plus engagée. La dimension religieuse du surnaturel (les voix qu’entend Jeanne, le chœur infernal) s’accompagne d’une dimension ésotérique attribuée parfois au choix des instruments dans les accompagnements. Dans la scène finale de l’acte III, une force surnaturelle anime Jeanne et la réconcilie, brandissant son drapeau, avec les voix des anges dans une forme d’extase.
Merveilleux chrétien et merveilleux païen
Chez Wagner, la volonté d’embrasser une multiplicité de croyances et de doctrines donne lieu à des représentations moins univoques du miracle et de la sainteté. Ainsi, dans Tannhäuser (1845), les enchantements de Vénus dans la grotte antique de la déesse mythologique ne sont-ils pas simplement un contrepoint au miracle religieux du nom de Marie, mettant fin aux envoûtements païens, comme plus tard le nom d’Élisabeth mettra un terme à l’apparition devenue maléfique de Vénus. Wagner joue ici le surnaturel contre le surnaturel. Il s’agit selon Baudelaire d’une lutte de l’enfer avec le ciel, de Satan avec Dieu. Mais cette lutte se fait au moyen du chant : c’est par le pouvoir de son chant que Tannhäuser accède au Venusberg, par ce même pouvoir qu’il en ressort, et le thème de la rédemption ainsi que l’annonce de l’intervention divine sont énoncés par le chœur des pèlerins, donnant en dernière instance au chant et à la musique une dimension surnaturelle.
Lohengrin (1850) reprend à la fois le thème du mystère des origines, comme dans Les Fées, et celui de l’opposition entre deux formes de surnaturel : celui, chrétien, de Lohengrin et du miracle de son apparition, et celui, païen, d’Ortrud et des maléfices de ses sortilèges. À ce combat entre deux formes de surnaturel s’ajoute le contraste entre la perfection supérieure et la nature humaine faillible : l’impossibilité d’une union durable entre un être surnaturel et une mortelle est illustrée par les notes suraiguës des violons dans le Prélude, par le motif du Graal et la magie des sons, cet « éther vaporeux qui s’étend » dont parlait Liszt et qui ne peut s’ancrer dans le monde ordinaire. Dans Une communication à mes amis, Wagner écrit que « l’homme aspire à élever son inspiration au-dessus du sol terrestre qui lui est familier ». Aspiration qui, dans le cas d’Elsa de Brabant, échoue finalement à réaliser cette élévation, même si son frère Gottfried lui est rendu.
Quel statut pour le surnaturel ?
Chez Verdi, le surnaturel apparaît comme contrepoint du monde réel dont il confirme l’existence et les lois ; chez Wagner, la surnature prend le pas sur le monde ordinaire qui s’efface au profit d’une dimension transcendante. Alors que Verdi met en scène des croyances populaires, Wagner adhère à la vision romantique qui fait du monde du rêve une réalité supérieure, jouant l’opéra fabuleux contre le grand opéra historique. Mais là où Verdi et Wagner sans doute se retrouvent, c’est dans ce constat que la seule réalité – dans le texte, le chant et la musique – est celle de l’inconscient. Nabucco, Giovanna d’Arco, tout comme Alzira et Attila visités par des rêves, Macbeth, Lady Macbeth et les autres personnages des opéras de Verdi, comme Senta envoûtée par sa ballade ou Elsa en transe, Tannhäuser partagé entre le monde païen de Vénus et le monde chrétien d’Élisabeth, Lohengrin entre deux mondes, tous participent d’un surnaturel qui est la découverte des profondeurs et des énigmes de l’inconscient.
Mais alors que Verdi, dans ses trois derniers opéras, Aïda (1871), Otello (1887) et Falstaff (1893), renonce à toute dimension surnaturelle pour s’intéresser de manière accrue à la psychologie des personnages, Wagner choisit avec L’Anneau du Nibelung – L’Or du Rhin (1869), La Walkyrie (1870), Siegfried (1876), Le Crépuscule des dieux (1876) – une toute autre direction : le merveilleux cède la place à la mythologie. Désormais, l’opposition romantique entre le monde des humains et celui d’entités différentes n’a plus lieu d’être. Le surnaturel devient la norme, l’ensemble de l’action se déroule dans un temps et un espace mythiques. À cette évolution radicale de la conception de l’opéra s’ajoute celle de la dramaturgie : à Bayreuth, l’orchestre est invisible, la salle est plongée dans le noir. Tout concourt à placer l’auditeur/spectateur au cœur d’un univers surnaturel. Parsifal (1882) manifeste dès lors par son sous-titre générique, Bühnenweihfestspiel (festival scénique sacré) sa volonté de s’élever au-dessus des contingences ordinaires, tout en mêlant dans sa thématique aussi bien la religion chrétienne que la doctrine bouddhiste, l’imaginaire de la chevalerie médiévale et l’ésotérisme occidental, mettant en scène la magie blanche et la magie noire, l’occultisme et le culte du Graal.
Finalement, dans le domaine du surnaturel comme dans d’autres, Verdi manifeste une certaine indifférence aux systèmes, recourant au surnaturel de manière accessoire ou illustrative, voire folklorique ou décorative, alors que Wagner fait preuve d’une grande perméabilité aux théories irrationnelles les plus diverses et de la volonté de construire son propre système dont il affirme la dimension universelle à travers l’exploitation radicale du surnaturel.