Cela pourrait être présenté (vieux cliché journalistique) comme la folie d’un Anglais excentrique, mais il s’agit en fait d’un projet ambitieux, documenté, tourné à la fois vers le passé et l’avenir : reconstruire ce qui fut le premier théâtre d’opéra ouvert au public, celui où Cavalli inventa l’opéra baroque à la vénitienne, le Teatro San Cassiano. Un théâtre dont il ne reste rien, sinon un mascaron de pierre inséré au-dessus d’une fontaine dans un jardin et quelques plans assez chiches.
Maquette du projet © teatrosancassiano.it
Où était-il situé ? Dans le Sestiere de Santa Croce, au coin du Rio di San Cassan et du Rio della Madoneta. Il y a là aujourd’hui le jardin du Palazzo Albrizzi, l’un des rarissimes ilots de verdure de ce quartier très dense. On est à mi-distance du Rialto et de l’église des Frari, à deux pas du grand Campo San Polo. Une minuscule Calle del Teatro o della Comedia garde trace de cet opéra détruit qu’on appelait le Teatro nuovo pour le distinguer de l’autre théâtre appartenant à la patricienne famille Tron, mais dévolu à la comédie et situé dans le même secteur, tout près du Canal Grande. Il y a là une Corte del Teatro Vecchio, qui en rappelle l’existence.
Sans laisser de trace
Le Teatro nuovo avait été fondé en 1581 pour la comédie, il brûla en 1629, fut reconstruit. En 1636, les frères Tron, Ettore et Francesco, informèrent le Conseil des Dix de leur intention d’édifier à cet endroit un troisième théâtre, un Teatro de musica « pour le plaisir du public distingué ». De ce théâtre en pierre et en bois, rapidement construit puisqu’il fut inauguré le 6 mai 1637 avec L’Andromeda de Francesco Manelli pour la musique et Benedetto Ferrari pour le livret, on n’a aucune image, ni de l’extérieur, ni de l’intérieur.
On sait, grâce à une description parue dans Le Mercure Galant, qu’il y avait au total 153 loges, sur cinq rangs, 31 pour chacun des quatre étages supérieurs et 29 pour les loges encerclant le parterre. Ces loges étaient des plus exiguës (un plan dressé en 1763 par l’architecte Francesco Bognolo le montre) : leur largeur allait d’environ 95 centimètres à 120 centimètres pour la loge centrale, et leur hauteur de 2,10 m pour celles du deuxième à 1,80 pour celles du « paradis ». L’ouverture de scène était de 8 mètres et la profondeur du plateau de 6,50 mètres. On peut en déduire les dimensions de la fosse d’orchestre : environ 8 mètres de large sur environ 1,5 mètre, soit quelque 12 mètres carrés, ce qui induit un orchestre d’environ de huit ou dix, au plus douze musiciens.
Le projet de 1763 par Francesco Bognolo © teatrosancassiano.it
Là naquit l’opéra à la vénitienne
C’est bien le théâtre de 1637 qu’il s’agit aujourd’hui de faire renaître, même s’il y eut encore deux reconstructions au même endroit, la dernière en 1765, dont Leandro Fernández de Moratín écrit dans son Voyage en Italie (1793-95) : « Ce théâtre est le plus ancien de la ville, la salle a la forme d’une raquette, très étroite du côté de l’avant-scène : elle comprend six rangées de loges, et rien que cela nous fait comprendre qu’elle a une hauteur énorme. Au parterre se trouvent des sièges en bois, comme dans les autres théâtres, et une sorte de barrière près de la porte, qui ne laisse qu’un passage très étroit pour les gens qui voudraient rester debout, de telle sorte qu’ils sont obligés d’aller s’asseoir. Intelligente trouvaille ! »
Le livret de l’Andromeda, 1637 © DR
C’est donc sur l’initiative de Ferrari et Manelli, qu’une troupe itinérante de comédiens-chanteurs y créa L’Andromeda, puis La maga fulminata (favola in musica des mêmes auteurs). Le succès fut immédiat, et le système révolutionnaire de l’entrée payante convainquit les Tron d’accueillir d’autres spectacles. Monteverdi, âgé de 74 ans, allait y proposer Il Ritorno d’Ulysse in Patria, mais surtout Cavalli allait composer entre 1639 et 1659 treize opéras pour le San Cassiano (Le Nozze di Teti e Peleo, Didone, La Virtu dei strali d’amore, Egisto, L’Ormindo, La Doriclea, Titone, La Torilda, Il Giasone, Orimonte, Armidoro, Antioco, Elena…)
Il Giasone, mise en scène par Serena Sinigaglia au GTG de Genève 2017© GTG Magali Dougados
Leonardo García Alarcón, nous racontait il y a peu de temps que « pour les opéras de Cavalli, il y avait quatre musiciens, cinq au maximum ! A Venise, il fallait que l’opéra soit rentable. Généralement, l’impresario, c’était le compositeur, qui pouvait très bien tomber dans la ruine si le spectacle ne couvrait pas ses frais, avec le coût des décors et les cachets des chanteurs. Cavalli fut lui-même impresario de théâtre à un moment de sa vie et c’est son mariage avec une femme fortunée qui lui permit de monter des opéras avec davantage de moyens ! »
D’autres compositeurs eurent les honneurs du San Cassiano : Lotti, Porpora, Galuppi, Albinoni (une quinzaine d’opéras) et surtout Francesco Gasparini (une bonne vingtaine d’opéras entre 1703 et 1713). Au total, ce sont 199 opéras (décompte non définitif) qui furent montés dans ce lieu entre L’Andromeda de 1637 et Gli umori contrari de Bertati (livret) et Nasolini (musique) en 1798.
La concurrence était sauvage. La famille Grimani, forte de ses trois théâtres (le grand Santi Giovanni e Paolo, le San Samuele, le San Giovanni Grisostomo), cassait les prix. Le San Cassiano déclina et, s’il faut en croire Casanova, en 1776 il était devenu un endroit mal famé, voué à la prostitution et à divers trafics. On le ferma en 1807, et on le détruisit en 1812, sous l’occupation napoléonienne.
Une utopie
Le projet de le reconstruire est porté par un aimable quinquagénaire britannique, Paul Atkin, qui y croit dur comme fer, même par les temps qui courent. Né à Ely, près de Cambridge, dans une famille modeste, et d’abord batteur dans un groupe de rock, ce self made man devint expert-comptable, et monta son propre cabinet, Paul Atkin & Co. qui ne survécut pas à la crise de la fin des années 80. Notre homme mit cet accident de la vie à profit pour reprendre des études musicales au Leeds College of Music. Comprenant qu’il ne serait jamais « assez bon pour être un musicien professionnel », il inclina vers la musicologie, apprit l’italien, se passionna pour l’opéra et étudia notamment l’histoire de la vie musicale à Modena. De fil en aiguille, c’est dès 1999 qu’il songea à rebâtir le San Cassiano. Ce rêve resta en stand by, le temps de monter un autre cabinet qui fut beaucoup plus prospère et de le revendre pour une coquette somme en 2014. L’esprit désormais libéré, il put dédier toute son énergie à son utopie, convainquit quelques partenaires, le financier Riccardo Viscardi, le claveciniste et chef Andrea Marcon, fondateur de l’Ensemble baroque de Venise, et le musicologue Stefano Patuzzi, autre clef de voûte du projet avec le titre de « directeur de la recherche » et garant de son sérieux.
Paul Atkin (à gauche) et l’architecte Jon Greenfield © DR
L’exemple du Globe
On imagine bien que la reconstruction en 1996-97 du Théâtre du Globe sur le South Bank de Londres et son succès public et touristique jouèrent pour Atkin leur rôle de déclencheur. Et d’ailleurs l’architecte du projet San Cassiano est Jon Greenfield du cabinet Hamson Barron Smith, qui s’est spécialisé dans la reconstitution d’édifices disparus. Il fut le maitre d’œuvre à Londres, juste à côté du Globe, de celle d’un théâtre de style jacobéen, la Sam Wanamaker Playhouse, à partir de plans de John Webb, disciple et collaborateur d’Inigo Jones.
Si l’on conserve quelques rares théâtres de cour « dans leur jus », avec leurs décors et leurs machineries, à Drottningholm et Gripsholm en Suède, Cesky Krumlov en Tchéquie, ou à Versailles le petit théâtre de Marie-Antoinette, peu de théâtres publics des XVIIe et XVIIIe siècles ont échappé à l’incendie ou à la destruction.
Les documents sur lesquels s’appuyer sont minces : rien ne reste du théâtre de 1637, mais il existe un plan relativement détaillé datant de 1763, préludant au dernier projet d’agrandissement.
Plan du futur théâtre par Jon Greenfield © teatrosancassiano.it
Le San Cassiano nouveau restera un petit théâtre de 405 places, ne prétendant pas rivaliser avec la Fenice. La Fenice fut inaugurée en 1792, deux fois et demie plus grande que le San Cassiano. Changement de taille, changement d’époque, et on allait construire des théâtres « à l’italienne » de plus en plus grands (le Colón de Buenos Aires 2500 places, le Met de New York 3800…)
L’esprit du lieu
Le projet ici est bien de s’approcher au plus près possible de ce qui fut en 1637 le premier théâtre payant. Et d’y donner des représentations « historiquement informées », musicalement et théâtralement.
Imaginons un opéra de Cavalli dans ce petit théâtre, la sonorité d’une poignée d’instruments anciens dans une acoustique aussi intime, et peut-être le plaisir enfantin de changements de décors à vue, toiles peintes de palais romains, nuées d’orage ou gloires dans les cieux, tout cela mobile par la magie de la machinerie à l’italienne, de ses cabestans, costières, fermes, châssis et autres fausses-rues, et d’un ensemble de décors dans l’esprit de l’âge baroque.
Maquette du projet © teatrosancassiano.it
Mais rien n’empêche de penser que d’autres productions, moins « philologiques », dans l’esprit des ré-interprétations qu’on fait du répertoire baroque aujourd’hui un peu partout en Europe, puissent profiter de cet outil. Qui deviendrait aussi un lieu de recherches sur l’opéra baroque en général, vénitien en particulier, et se complèterait d’espaces muséographiques et pégagogiques, installés dans un bâtiment mitoyen. Un des rêves de Mr Atkin et du Dr Patuzzi est de faire de Venise, avec ses deux théâtres, le petit et le grand, « le premier centre mondial de l’opéra à toutes les époques ».
Où, comment, combien ?
Il reste à résoudre quelques questions pratiques. D’abord où le rebâtir, ce théâtre ? Le lieu originel, il n’y faut pas songer, ce beau jardin privé ne sera pas sacrifié. Paul Atkin dit qu’une autre implantation a été trouvée, mais qu’il ne peut pas en dire davantage tant que la transaction n’est pas finalisée. Ensuite, le financement. Le coût total est estimé à 57 millions de livres (environ 65 millions d’euros). Et là, tout reste à faire. La campagne de recherche de fonds a été interrompue par le Covid-19 et elle est en train de redémarrer. Il s’agit de convaincre investisseurs et sponsors désireux « d’écrire leur nom dans l’histoire de l’opéra » : « ce projet, dit Paul Atkin, offre tout, histoire, héritage et impact, surtout quand on imagine ce qu’il réalisera en termes de régénération, de sensibilisation, d’éducation et surtout de durabilité ».
La renaissance du San Cassiano se veut éco-responsable, et Paul Atkin se dit en contact avec vingt-six sociétés vénitiennes qui se chargeraient des travaux. Le savoir-faire existe, la reconstruction de la Fenice entre 2001 et 2003 (et pour 60 millions d’euros) l’a démontré. 160 Vénitiens y seront employés, c’est d’ores et déjà prévu.
Y croire, malgré tout
Mais la pandémie est survenue, et elle se prolonge… Elle a vidé Venise de ses touristes. Paul Atkin, très investi dans ce projet depuis six ans, y compris financièrement (pour quatre millions d’euros, dit-il), l’a d’abord ressentie comme un désastre. Mais il ne veut pas baisser les bras, la culture aura un rôle essentiel quand la vie reprendra son cours, et à Venise tout particulièrement. Et puis avec des loges accueillant chacune deux personnes, ce théâtre sera particulièrement « covid safe », dit-il. Bel optimisme, et belle ambition, alors que le monde culturel est sinistré, et que la survie de Venise, menacée par les eaux (entre autres fléaux) et désertée par ses habitants, reste incertaine.
Pour l’inauguration, l’idéal serait L’Andromeda de Manelli, comme en 1637, mais la partition en a disparu, alors ce pourrait être Le Nozze di Teti e Peleo, de Cavalli (1639), le plus ancien opéra représenté en ces lieux dont on ait la partition complète.
Mais quand ? Si l’achat du terrain (environ 20 millions de livres) est financé prochainement, ce pourrait être en septembre 2024…
Les cabestans d’une machinerie à l’italienne © teatrosancassiano.it