Rarement une production d’opéra aura connu autant de déboires que la nouvelle Tosca du Metropolitan : annulation de Jonas Kaufmann quelques semaines après l’annonce de la saison, renoncement de Kristine Opolais (dont le « Vissi d’arte » au dernier gala du Met n’avait pas été très convaincant), départ d’Andris Nelsons (qui se trouve justement être le mari d’Opolais), forfait de Bryn Terfel (pour cause de fatigue vocale) et éviction de James Levine dans les conditions de scandale que l’on sait. Puis Sonya Yoncheva ses Bohème parisiennes pour cause de bronchite persistante. Après une première pas tout à fait réglée (situation compréhensible au vu des circonstances), le spectacle trouve son rythme pour aboutir à une représentation mémorable ce samedi, avec retransmission mondiale à la clé. La nouvelle mise en scène de David McVicar est d’un grand classicisme, rappelant les fastes de la production Zefferelli. Un retour vers le classicisme totalement assumé par l’institution. Elle remplace celle de Luc Bondy très décriée. Plastiquement, les tableaux sont superbes et la direction d’acteurs, juste et fouillée. Il s’agit certainement la meilleure des trois (!) productions données en trois jours ce weekend.
Pour cette prise de rôle, Sonya Yoncheva est apparue dans une forme exceptionnelle, avec une projection torrentielle, des aigus d’une sureté et d’une puissance phénoménales. Le personnage est d’emblée extraordinairement attachant, celui d’une jeune femme amoureuse, touchante dans ses minauderies du premier acte, fière puis brisée dans son affrontement avec Scarpia au deuxième, et exaltée au dernier. On pourra regretter l’absence de pianissimi dans son « Vissi d’arte », mais la sobriété de l’interprétation évite l’impression d’un morceau de bravoure dissocié de son contexte dramatique. Comme dans Norma par exemple, Yoncheva est toujours là où on ne l’attend pas, et donc pas nécessairement dans les grands airs, mais dans un multitude de détails dramatiques ou vocaux qui construisent un personnage crédible et d’une rare humanité.
© Ken Howard/Metropolitan Opera
On n’attendait pas nécessairement Vittorio Grigòlo, ténor lyrique, en Mario. Malgré une voix un peu dépourvu de largeur et un timbre très clair, le ténor italien survitaminé efface ces réserves : la puissance de la voix est telle qu’elle passe sans problème l’orchestration fournie de Puccini. Le chanteur est parfois peu rigoureux avec le tempo (mais le rôle s’y prête). C’est souvent pour la bonne cause, avec un « E lucevan le stelle » particulièrement ciselé. Les duos avec Yoncheva sont de petits miracles tant les voix, si différentes, s’accordent et se complètent magnifiquement, et tant la complicité scénique des deux artistes est évidentes. Le Mario de Grigòlo ne croit pas une seconde à la grâce de Scarpia (une option que l’on rencontre assez régulièrement : c’est ainsi que le jouait Luciano Pavarotti). Mais pour une fois, Mario ne meurt pas en héros, fier devant le peloton d’exécution. Car notre petit voltairien n’est finalement qu’un révolutionnaire en carton, qui s’effondre devant le poids d’une fatalité acharnée à sa perte dans une descente aux enfers inéluctable. Peintre amoureux le matin, il se retrouve moins de 24 heures plus tard, brisé, torturé, son amante inconsciente de leurs morts prochaines, et prêt à être fusillé. Et il en crève de trouille notre Mario, contraint de porter lui-même le fanal qui, ultime cruauté, éclaire la cible qu’il est devenu. Remarquable composition qui déchire le cœur.
Pour parfaire le tout, on aurait aimé avoir en Scarpia un Bryn Terfel, même vocalement fatigué, digne successeur du légendaire Tito Gobbi. Željko Lučić offre en effet une composition très (trop) sobre, et fait de Scarpia un fonctionnaire de la terreur, sans scrupule, manipulateur, mais sans cynisme. Nulle cruauté dans la scène de torture : on suit la procédure et c’est tout. Nuls accents sardoniques lorsqu’il envoie Spoletta arrêter Angelotti « Nel pozzo del giardino », révélant à Mario que Tosca a violé sa promesse de ne rien dire… L’ensemble des seconds rôles vont du bon à l’excellent (Patrick Carfizzi en Sacristain, Brenton Ryan en Spoletta). La direction d’Emmanuel Vuillaume est idéale, au service de l’œuvre sans narcissisme orchestral, accompagnant parfaitement le plateau. Tout au long de ce drame, la tension ne faiblit pas. On sort de la représentation terrassé par l’émotion, marqué profondément par l’intensité terrible de ces deux heures.