Dernier opéra composé pour le Teatro San Carlo de Naples par Rossini, Zelmira est un défi qui pousse les chanteurs dans leurs derniers retranchements et laisse ce soir l’interprète du rôle-titre dans un état d’épuisement palpable, qu’elle souligne elle-même d’un geste significatif, sous les acclamations du public. C’est que Patrizia Ciofi donne une présence intense, un luxe de nuances, une émotion communicative à son personnage frappé par tous les coups du destin. On peut qu’être admiratif de la qualité dramatique d’un spectacle pourtant donné en version de concert, qui pourrait apparaître comme une collection d’airs artificiellement reliés par une trame souvent critiquée pour sa faiblesse et son invraisemblance. Mais au-delà de la complexité des situations (même les surtitres s’y perdent, confondant à un moment le nom d’Azor, le tyran assassiné, et celui d’Antenore, son assassin), la caractérisation psychologique des personnages est d’une grande subtilité, à laquelle la représentation donnée aujourd’hui à Lyon rend pleinement justice.
Il faut dire que le jeune ténor russe Sergey Romanovsky place d’emblée la barre très haut dans son interprétation du rôle périlleux d’Antenore. Allure juvénile et visage impassible, il campe un méchant fringant et diablement doué. La diction est impeccable, la projection parfaitement maîtrisée, les vocalises d’une précision confondante, avec une rare aisance dans l’ensemble de la tessiture, suscitant des applaudissements nourris. À ses côtés, Patrick Bolleire est un Leucippo de belle tenue, à la voix ample et sonore. Si tous deux affichent la gravité qui sied aux comploteurs, Antonino Siragusa s’amuse à interpréter le personnage d’Ilo – le prince de Troie, époux de Zelmira – en ménageant une sorte de second degré, accentuant les effets, soulignant les attaques, en rajoutant dans la tenue des aigus, le tout avec une indéniable maestria qui lui permet de se jouer des difficultés comme il semble se jouer du personnage. Avec autant de métier, mais dans un parti pris d’authenticité, la mezzo-soprano Marianna Pizzolato incarne Emma, la confidente de Zelmira, de manière émouvante dès ses premières interventions dans le premier acte, et dans le magnifique ensemble « Soave conforto » de la quatrième scène. Elle se taille par ailleurs un beau succès dans l’air « Ciel pietoso, ciel clemente » du deuxième acte. Si le Polidoro de Michele Pertusi semble au début peu inspiré et un peu en retrait dans la scène de retrouvailles de l’acte I, sa présence vocale s’affirme ensuite à l’acte II, notamment lors de sa rencontre avec Ilo. Les rôles plus brefs d’Eacide et du Grand Prêtre sont assurés avec talent respectivement par Yannick Berne et Kwang Soun Kim, artistes des Chœurs de l’Opéra de Lyon, lesquels assument de manière magistrale le rôle important qui leur revient.
L’Orchestre de l’Opéra de Lyon est à son meilleur, sous la baguette alerte d’Evelino Pidò, en mouvement incessant, mimant les nuances qu’il attend – et obtient – des musiciens, chantant les répliques avec les chanteurs qu’il désigne tour à tour pour chacune de leurs entrées. Les moments de plénitude sonore alternent avec les diminuendi savamment amenés, les grands ensembles – en particulier ces constructions complexes entre les chœurs et les solistes –, sont menés de main de maître, tout autant que les passages chambristes comme le duo Zelmira/Emma accompagné par la harpe et le cor anglais. Evelino Pidò sait tirer de l’orchestre toute l’efficacité dramatique voulue par Rossini dans cette œuvre souvent considérée comme un moment d’intégration de la tradition musicale allemande.
Dans ce contexte, Patrizia Ciofi, dont le timbre paraît presque voilé au début, réussit cette gageure de chanter la fragilité avec vaillance, de lui donner voix, corps et souffle. Lorsqu’à la fin elle désigne sa gorge du doigt, semblant signifier qu’elle a tout donné, on comprend que c’est cela qui fait la force de Zelmira, plus que le rondo final – la pyrotechnie vocale étant assurée par ailleurs et largement partagée avec Ilo et Antenore. Fait rare à l’Opéra de Lyon, après des salves d’applaudissements, c’est une standing ovation qui salue cette production particulièrement réussie.