Aleko et Yolanta sont deux petits opéras fort rares à la scène, et c’est une heureuse initiative de les rassembler dans une seule soirée comme le propose Valery Gergiev pour ce festival d’été de Baden-Baden. Le Festspielhaus y accueille les troupes du Marynski de Saint-Pétersbourg pour cette production ainsi que pour toute une série de concerts centrés sur les symphonies de Shostakovitch.
Gergiev a en effet considérablement mis en avant son orchestre non pas seulement en tant qu’orchestre de fosse, mais en tant que formation pouvant s’illustrer aussi dans le répertoire symphonique. La qualité des musiciens est en effet magnifique et l’ensemble offre une palette de couleurs qui se fait rare dans les orchestres parfois un peu standardisés d’Europe occidentale, aussi beaux soient-ils. Quant aux chœurs, ils affichent une même splendeur et une même couleur « exotique » à nos oreilles.
Les distributions ne rassemblent pas que des chanteurs du Marynski comme ce fut le cas pour le remarquable Ring donné en 2004 dans cette même salle. Ainsi, pour Aleko, le baryton-basse américain John Relyea offre sa belle et solide voix au rôle-titre. Il campe un personnage prenant et l’on ne peut qu’être en empathie avec cet homme trompé par sa femme musardant avec un jeune bellâtre. Celui-ci, un ténor bien entendu, trouve en Sergey Skorokhodov, voix et physique de jeune premier, une parfaite incarnation. Quant à la Zemfira d’Irina Mataeva que se partagent les deux hommes, elle affiche les mêmes qualités physiques et vocales que ses partenaires. Pour parachever cette distribution, le père de Zemfira incarné par Sergey Aleksashkin s’impose par la beauté et la puissance de son organe qui fait honneur à la tradition des basses russes. La noblesse qu’il sait insuffler à sa partie rend en outre son personnage attachant.
La qualité de la battue de Gergiev est aussi pour beaucoup dans la réussite musicale de l’interprétation. Aleko n’est en effet pas un ouvrage facile en ce sens qu’il renferme de nombreuses pages symphoniques qui immobilisent l’action. La direction vive, tranchée et contrastée de Gergiev fait que l’attention ne se relâche jamais. Ceci est également dû à une mise en scène extrêmement vivante et pensée. Les conflits entre les personnages sont particulièrement exacerbés dans une ambiance un peu misérable, ce qu’accentue une remarquable direction d’acteurs et des jeux de scènes qui s’immiscent dans les parties purement orchestrales parsemant la partition. L’action est ainsi ininterrompue, ce qui n’est pas une mince affaire dans cet ouvrage peu convaincant au niveau de la construction dramatique, et là encore, l’intérêt est constamment soutenu. La scène finale, avec double assassinat à la clef (Alieko poignarde l’amant de sa femme, puis celle-ci), est ainsi très poignante.
Ambiance a priori bien plus joyeuse et champêtre pour Yolanta, le dernier opéra de Tchaïkowsky, véritable petit bijou, notamment au niveau orchestral. L’action se déroule en effet à la cour du Roi René de Provence dont la fille, aveugle, est surprotégée afin de lui épargner la peine de son handicap : elle ne connaît pas l’existence de la lumière et pense que tous ceux qui l’entourent sont comme elle. La rencontre avec un étranger, Vaudémont, chevalier de Bourgogne, ayant fait irruption dans le domaine privé du Roi René, permettra à la jeune fille de connaître la vérité et de découvrir l’amour. L’opération qui est ensuite réalisée par le médecin arabe Ibn Hakia pour lui rendre la vue réussit et débouche sur un radieux finale. La mise en scène choisit là encore de transposer l’action de nos jours dans des Vosges. Nous sommes dans une forêt pleine de gibier que d’ailleurs le Roi René chasse et ramène sur scène tandis que Vaudémont et son ami Robert feront irruption dans le domaine skis de fond à la main. La « prison dorée » dans laquelle Yolanta est contenue par les siens est quant à elle symbolisée par un cube représentant une chambre grise aux murs recouverts de bois de cerfs et d’où Yolanta ne sortira qu’avec l’aide de Vaudémont. Cette sensation d’enfermement clinique est accrue par des domestiques limite sadiques. Autour de ce cube, des troncs d’arbre suspendus, des buissons, le tout dans une pénombre guère avenante. Le cube tourne parfois sur lui-même pour présenter en son dos une façade de maison toute de bois revêtue tandis que des projections, pas toujours claires, agrémentent le dispositif scénique.
A défaut d’être toujours convaincante (pourquoi diable vider systématiquement la scène pendant les airs ?), la mise en scène séduit en tout cas par son refus du décoratif et de l’aspect gentillet de l’intrigue, ce qui donne, tout comme dans Alieko, une certaine consistance aux personnages et à l’action.
Tout comme dans Alieko, Gergiev excelle dans ce répertoire. Soutenant efficacement ses chanteurs, il laisse parfois l’orchestre se lâcher dans des tutti plantureux impressionnants.
La distribution est là aussi superbe et frise l’idéal. Frise seulement car le Roi René d’un Mikhail Kit à la voix trémulante et aux graves absents et le médecin du terne Alexander Gergalov, à la voix de baryton quasi blanche, déparent fort malheureusement. Quel contraste ainsi avec l’insolente santé vocale d’Alexei Markov qui campe un Robert absolument superbe ! Un nom à suivre car cet homme a tout : un baryton souple, long et sonore, une beauté de timbre et une prestance scénique confondantes. Mais l’attraction de cette production était essentiellement due à l’annonce du duo Netrebko-Villazon. Comme on le sait, Villazon a dû déclarer forfait pour tous ses engagements jusqu’à 2010. Il fut remplacé ce soir par Piotr Beczala et il n’est pas sûr que l’on ait perdu au change tant Beczala fut tout bonnement époustouflant et sans aucun doute la révélation de la soirée avec le Robert de Markov. Pour notre part, nous avons cru entendre la résurrection de Nicolaï Gedda tant la proximité de timbre des deux ténors, notamment dans des aigus lumineux et corsés, nous a troublé. Assurant crânement la partie très exigeante de ce rôle (notamment dans le duo avec Yolanta), Beczala illumine la scène par un charisme vocal vraiment étonnant. A ses côtés, Anna Netrebko affiche un organe tout aussi somptueux et une santé vocale impressionnante. Magnifique de tenue vocale et d’expression scénique, il ne manque à la chanteuse plus que ce soupçon d’âme qui fera chavirer la salle, ce qui n’était pas tout à fait le cas ce soir.