S’il est un chef-d’oœvre de la culture européenne enfant de la guerre, c’est bien Wozzeck. Sa source, la pièce de Buchner germe dans les débris des guerres napoléoniennes et de la médecine de guerre balbutiante. L’opéra de Berg voit le jour entouré des gueules cassées du premier conflit mondial. C’était cette filiation que William Kentridge mettait en images en 2017 à Salzbourg en proposant un bric-à-bric aussi foutraque que l’esprit torturé de Wozzeck, tout autant victime que bourreau. En cinq ans, ce spectacle illustratif a conservé sa puissance d’évocation et ses images de désolation de la guerre trouvent un écho troublant aux guerres des empires que l’on voit renaitre autour de nous. Symbole de plus, s’il était nécessaire, le tambour-major porte un brassard bleu et or… Nous enfantons aujourd’hui les Wozzeck de demain.
© Agathe Poupeney / ONP
Deux chanteurs de la distribution salzbourgeoise ont suivi la production à Paris. Gerhard Siegel se rit toujours autant des aigus et écarts meurtriers du Capitaine en même temps qu’il compose un parfait pleutre cruel. John Daszak, présent lui aussi en Autriche, sera resté en France après les représentations de Khovantchina. Son Tambour-major résiste tant bien que mal à l’écriture assassine de Berg et en impose scéniquement. L’Opéra national de Paris aura su réunir autour de ces deux vétérans une solide distribution jusque dans les plus petits rôles. Heinz Göhrig se révèle un fou presque poète. Mikhail Timoshenko et Tobias Westman illuminent la scène de groupe du deuxième acte : fraicheur du timbre, qualités expressives… Leur numéro juchés sur l’armoire est parfait d’ironie grinçante. Tansel Akzeybek s’appuie sur un registre supérieur solide pour composer un Andrès bien plus affirmé que ce que le livret pourrait laisser penser. Enfin Marie-Andrée Bouchard-Lesieur sort Margret de l’anonymat relatif où la cantonnent ses quelques répliques. La voix est charnue et la présence scénique indéniable. Falk Struckmann, particulièrement inspiré, dessine un docteur machiavélique. Enfin, c’est avec plaisir que Paris revoit Eva-Maria Westbroek sur ses planches. Elle fait montre d’une santé vocale impressionnante et se permet jusqu’à des piani aigus du plus bel effet. Habituée du rôle, excellente actrice, elle saisit chacun des aspects de cette femme tour à tour grave et adultère. Johan Reuter construit son personnage comme un long crescendo vers la folie. Timbre sombre, voix posée, calme, ses premières scènes décrivent un soldat hors du monde, un brin loufoque. Les sévices des autres, l’âpreté de la société, la déception amoureuse vont le faire basculer. Le chant se muscle, le volume suit la courbe jusqu’à une dernière scène hallucinée.
Susanna Mälkki choisit la même gradation. Le premier acte parait presque doux, bercé dans une mise en place remarquable et une précision rythmique à faire pâlir les métronomes. La dynamique est la bonne, l’attention au plateau – et aux choeurs très en forme – sans faille. Le deuxième et troisième acte sortent de ce cadre propret mais sans non plus céder à la furie nécessaire. Au global, cette lecture manque de contrastes, de bruit mais aussi des quelques viennoiseries dont Berg a saupoudré cette oeuvre glaçante.