C’est une production de 2014 – cinq années déjà, imaginée par Bernard Foccroulle pour Aix-en-Provence, que le Festival de Salzbourg reprend cet été et offre au 2.179 sectateurs de la grande salle archi comble du prestigieux Festspielhaus. Entretemps elle a beaucoup voyagé (Paris, Vienne, les Pays-Bas, Hanovre, Göttingen, New-York, Luxembourg, etc…), mais semble-t-il guère évolué.
Markus Hinterhäuser, piano et Matthias Goerne, baryton © Marco Borelli
Disons-le d’emblée, l’idée d’associer une œuvre graphique, aussi riche soit-elle, à l’une des plus poignante musique de Schubert ne s’impose pas d’elle-même. Il se peut même qu’elle ne s’impose pas du tout ! Car le plaisir du cycle de lieder, pour l’auditeur averti comme pour le néophyte, n’est-il pas mieux de laisser vagabonder son esprit au gré des propositions musicales des interprètes, de créer ses propres tableaux, puisés dans son propre imaginaire ?
Il y a dans la musique de Schubert accolée aux textes de Müller une distanciation, une poétisation du propos, une mise en perspective et en action, une agogique particulière bien difficiles à mettre en image, qui sont tout le génie de cette œuvre là, dont l’exceptionnelle richesse se suffit largement à elle-même.
En fait d’imaginaire, William Kentridge nous propose le sien, riche de ses phantasmes personnels, de son répertoire propre venu d’Afrique du Sud et de la fin du XXe siècle. Par une successions de petits films (un par lied) faits de dessins animés en noir et blanc, souvent très sombres et parfois très inspirés, volontiers ludiques selon son habitude, il impose une vision unique, pas inintéressante, certes, mais son univers et ses images fortes viennent se substituer à celles qu’on avait déjà, ou à celles suggérées par le compositeur et les interprètes, sans qu’à aucun moment le visuel proposé ne révèle quoique ce soit de l’œuvre. Le ballet des feuilles mortes formant le visage de la bien aimée vite effacé par le vent, les paysages industriels venus on ne sait d’où, l’arbre isolé pour seule évocation de la nature sont autant d’exemples issus de l’imagination du metteur en scène, mais son univers émaillé de bribes de texte en anglais reste fort éloigné du romantisme germanique, des codes viennois, des préoccupations et de l’esthétique de Schubert. Sans redondance avec le texte, ces images ont tout de même une ambition illustrative – c’est là tout le problème – et distraient l’attention du spectateur, dès lors moins concentré sur la partie proprement musicale du programme, pourtant parfaitement exceptionnelle. Le rythme du dessin n’est pas celui du lied, et le soin apporté par les musiciens pour faire un sort à chaque mot ou presque, puisant leurs couleurs dans un nuancier d’une infinie richesse, est sans cesse démenti par l’obsédante et terne succession des images qui, définitivement, ne font pas le poids.
Puisqu’un incident technique prive brièvement les auditeurs des projections prévues, vient bien vite la tentation de fermer les yeux ; et l’univers sonore qui s’offre alors à vous, dès lors qu’on s’y concentre exclusivement, est proprement éblouissant. Matthias Goerne, qui – cela va sans dire – maîtrise parfaitement son sujet, et Markus Hinterhäuser qui n’est pas en reste, se retrouvent complices pour repousser les limites autant que faire se peut, et nous proposer, en guise de voyage, l’exploration hardie d’un monde poétique riche de sens, avec une attention particulièrement aigüe au texte, riche d’émotions, parfois théâtralisé à l’excès, une fabuleuse diversité d’intentions et de couleurs, construisant avec une cohérence parfaite un univers complètement désenchanté dont la nostalgie désespérée ne manque pas de toucher et de ravir chaque spectateur.
Certes rien de tout cela ne paraît étonnant chez ces deux musiciens : Goerne a enregistré l’œuvre à plusieurs reprises (avec Brendel, avec Eschenbach) et l’a donnée en concert dans le monde entier avec de nombreux accompagnateurs ; les deux musiciens se connaissent et s’apprécient depuis longtemps. Mais Goerne semble avoir trouvé en la personne de Markus Hinterhäuser (par ailleurs directeur artistique du Festival de Salzbourg) le partenaire idéal pour cette œuvre-là, prêt comme lui à prendre les risques d’une lenteur assumée mais parfaitement maîtrisée, de longs silences pleins de sens, d’une dilution du son dans l’espace presque aux limites de l’audible, et pourtant terriblement efficace, investissant les postludes autant que le corps du texte, engendrant une vision extrêmement émouvante qu’ils créent à deux, en parfaite symbiose au fil du déroulement de l’œuvre. Une cathédrale entière se construit, depuis le Gute Nacht initial jusqu’au glas final du Leiermann et les images projetées paraissent bien dérisoires face à tant d’intensité musicale. On vous le dit : il suffisait de fermer les yeux !