On l’oublie de nos jours, mais Bruxelles fut longtemps une terre wagnérienne de première importance. La défaite de 1870 et l’amertume qu’elle engendra eurent pour effet de bannir Wagner des théâtres francais. La Belgique n’ayant pas le même contentieux avec l’Allemagne, c’est avec enthousiame qu’elle reprit le flambeau du wagnérisme et ce jusqu’au déclenchement du premier conflit mondial. De nombreux spectateurs francais firent la navette pour assister aux créations des opéras de Wagner, en langue francaise, et la première de Parsifal, en 1914, fut un événement de portée considérable, dont toute la presse se fit l’écho, et où les édiles politiques locaux tenaient à être vus.
Alain Altinoglu tient à renouer avec cette glorieuse tradition. Après un Lohengrin enthousiasmant en 2018 et un Tristan d’anthologie en 2019, le chef francais, tout galonné de ses prestations à Bayreuth, s’attaque à Parsifal avec une absence totale de complexe. Ce qui frappe d’abord dans sa direction est son extrême clarté : des attaques nettes, un son toujours découpé, des départs marqués. Ceux qui aiment un Wagner impressioniste en seront pour leurs frais, mais l’expérience est diablement rafraichissante, et elle a l’avantage de capter l’attention du public avec aisance, ce qui est toujours plus délicat dans une version de concert, privée des sortilèges de la mise en scène. On suit donc les 4 heures et quelques du « festival scénique sacré » sans impression de longueur. D’autant que l’Orchestre symphonique de La Monnaie est bien décidé à apporter à son mentor tout ce qu’il peut donner en terme de qualité de timbres, de réserve de puissance, de transparence. C’est un grand soir de musique, et les sourires ou les hochements de têtes échangés entre les pupitres ne trompent pas. Il faudrait citer tout le monde, mais il suffira d’épingler des cors en état de grâce, et un timbalier comme ivre de la puissance qu’il prodigue. Au même niveau d’excellence, les Chœurs de La Monnaie se montrent autant à l’aise dans les immenses cérémonies sacrées du I et du III que dans les déferlements de sensualité au II, avec une tendance à pousser le volume que l’on mettra sur le compte d’un enthousiasme peut-être excessif, mais qui se plaindra que la mariée est trop belle ? Et puis, sentir le sol du palais des Beaux-Arts trembler sous son siège est peut-etre un plaisir coupable, mais un plaisir quand même. Niveau de volupté semblable avec des filles-fleurs à se damner.
La réputation grandissante d’Altinoglu comme chef lyrique attire autour de lui les meilleurs chanteurs de la génération actuelle. Ce Parsifal permet d’entendre un casting de rêve, très comparable en qualité à ce que propose Bayreuth dans la même œuvre ces dernières années. Il y a d’abord le Gurnemaz de Franz-Josef Selig, dont le timbre semble tiré du même bois que celui de Kurt Moll : une beauté rayonnante, des graves qui semblent illimités, et une compréhension totale de son personnage. Ces atouts font oublier la fatigue qui apparait au fil de la soirée, et les quelques décalages qui sont inévitables dans un rôle d’une telle longueur. A l’inverse, Werner Van Mechelen n’a pas des moyens aussi opulents, mais son Amfortas, plus clair que ce à quoi la tradition nous a habitués, touche au cœur. Le chant est millimétré, avec une précision dans le modelé du son et dans le volume qui ceux sont d’un Liedersänger de premier ordre.
Le Titurel de Konstantin Gorny fait regretter que le rôle soit si court, et limité au premier acte. On aurait voulu jouir infiniment de ce son d’airain, de cette assise qui parait plonger ses racines jusqu’au centre de la terre. Le baryton-basse chinois Shenyang a déjà chanté et enregistré Gunter avec Jaap Van Zweden (Naxos), un rôle plutôt lyrique qui ne le prédisposait pas à aborder Klingsor. Il est pourtant impresssionnant d’aisance et ses imprécations font froid dans le dos. Voilà un magicien dont on comprend l’ascendant sur Kundry, et qui parvient à projeter son texte sans imiter les aboyeurs qui ont longtemps monopolisé le personnage, en le déformant, fut-ce parfois avec génie (Mazura !).
Avec la Kundry d’Elena Pankratova, on monte encore d’un cran pour entrer dans le panthéon du chant wagnérien. La mezzo russe a mûri le rôle à Bayreuth de 2016 à 2019, et elle semble avoir saisi l’essence du personnage, mélange subtil entre le fauve, la séductrice et la pénitente. Vocalement, cela se traduit par une maitrise de toute la tessiture, ou aucune rupture n’est audible, le chant se déployant comme un tapis de velours. Même les cris poussés par la femme désespérée à plusieurs moments-clés du drame sont empreints de beauté autant que d’effroi, et il ne viendrait à personne l’idée d’en rire, ce qui est hélas bien souvent le cas avec d’autres titulaires. Cette volupté du son n’empêche en rien l’intelligibilité du texte, et on est loin d’une pure machine à décibels, même si l’impact physique est indéniable.
Face à une telle partenaire, difficile d’exister pour n’importe quel Parsifal. Particulièrement pour Julian Hubbard. Le ténor dispose de quelques atouts : un physique idéal pour le « chaste fol », une présence scénique qui ne manque pas d’intensité, et un timbre clair, où percent déjà des reflets d’héroisme, qui lui permettent de donner le change au premier acte. Mais le format est bien court, et parait minuscule face aux assauts d’un orchestre surchauffé, et à l’hédonisme d’une Kundry qui n’en fait qu’une bouchée. Leur duo en paraitra déséquilibré, ce qui rendra le ténor nerveux. Au III, un aigu du final est carrément loupé dans « Nur eine Waffe taugt », mais le héros parvient à garder son sang-froid et à terminer sans encombre. Sans rancune, le public bruxellois lui fera la fête au moment des applaudissements comme à ses collègues. Gageons cependant qu’avec un Parsifal plus adapté, cette soirée serait entrée dans les annales du chant wagnérien.