En quittant la direction du Théâtre des Champs-Elysées pour celle de l’Opéra de Vienne, Dominique Meyer a emporté dans ses bagages les Noces de Figaro de Jean-Louis Martinoty. Celles-ci ne manquent pas d’atouts : de jolis costumes d’époque pour soulager tous ceux que terrorisent les apprêts du Regietheater, mais des décors classiques presque exclusivement composés de tableaux, et dont l’épure confine à l’abstrait, pour calmer les tenants d’une esthétique pas totalement conventionnelle. De là, une sagesse bienvenue, une modération élégante, un « juste-milieu » aussi rondement mené que dénué d’audace, y compris dans des gags assez attendus, au point que l’on finit par se demander si ce très estimable spectacle méritait de voyager aussi loin.
Surtout quand cette absence de prise de risque se double, parfois, de redoutables incongruités dans la peinture des personnages : quelle mouche a donc piqué la Comtesse Almaviva, qui passe la plus grande partie de la soirée à claquer des portes et à casser des verres, avant d’écarter les jambes affalée au fond d’une brouette pendant que Susanna chante « Deh vieni non tardar » ? Au moins Maija Kovalevska, dont on pense un temps qu’elle saura dompter son vibrato et sa voix plus impressionnante que sensible, s’épanouit dans les écarts d’ambitus et les coups d’éclat, davantage que dans le développement d’une ligne de chant. Une furia qui, au moins, est assumée, mais qui se rapproche rarement de la tenace mélancolie et de la nostalgie automnale qui sont les caractères évidents de cette Rosine-ci. C’est ailleurs un Mozart plus classique, mais aussi beaucoup plus incontestable, que l’on écoute : celui de Gerald Finley, chant d’une classe folle, flegme évidemment so british, le grand Almaviva de notre époque qui n’a pas à rougir devant les prestigieuses références du passé ; celui de Luca Pisaroni, qui endosse le gilet rapiécé de Figaro depuis des années sans jamais rien perdre, ni en voix, ni en énergie, de la fougueuse jeunesse du personnage ; celui d’Aleksandra Kurzak, qui place cent lieux au-dessus de bien des soubrettes ne sachant qu’être piquantes sa Susanna en clair-obscur, l’une des plus sensibles entendues depuis Barbara Bonney ; celui de la jeune Serena Malfi, de son adolescente fièvre, de son mezzo souple et admirablement maîtrisé : remarquée il y a quelques semaines en Annio, acclamée ses jours-ci en Cherubino, où s’arrêtera-t-elle ? Ce Mozart, qu’on ne saurait imaginer plus viennois, on devine qu’il est aussi l’apanage des seconds rôles, archi-familiers de leurs personnages. Donna Ellen et Sorin Colibran prennent avec bonheur la tête d’une pléiade de caractères qui confirment, une fois de plus, la très haute qualité des chanteurs du cru.
Des artistes bien chez eux dans cette partition et un spectacle qui ne sort guère des bonnes vieilles habitudes : tout cela est admirable, mais n’aurait pu soulever que les minces courants d’air de la routine, si Louis Langrée n’avait su souffler un tel vent de liberté sur l’orchestre : dans des tempi très vifs, avec les nervures et les angles qui avaient tant manqué à sa récente Clémence de Titus, le chef français redonne à lui seul un peu de sa folie à cette journée de Noces qui, au bout du compte, méritait toute de même le voyage !
Version recommandée :
Mozart: Le Nozze di Figaro | Wolfgang Amadeus Mozart par Alfred Poell