En composant son Voyage d’Hiver, Franz Schubert se rendait-il compte qu’il livrait aux auditeurs un des plus beaux paradoxes de l’Histoire de la musique ? Sa tristesse endémique devient plus supportable quand la mort se fait plus proche. Au fur et à mesure que le voyageur chemine, la musique se transforme ; plus il s’obstine dans le renoncement à la vie, plus le chant se fait doux ; presque absent des premiers Lieder du cycle, le mode majeur s’invite avec audace dans quelques-unes de ses toutes dernières pages ; en somme, le Voyage d’Hiver nous narre un effacement dans la douceur, comme des traces de pas qu’estompe progressivement l’arrivée de nouvelles neiges. Tout d’abord à vif, les blessures s’apaisent. C’est que, comme l’écrivait Camus, « les tristes ont deux raisons d’être : ils ignorent ou ils espèrent ». « Letzte Hoffnung » (« Dernier espoir ») est justement le titre d’un Lied essentiel du Voyage d’Hiver, incarnant ce moment où la fin des espoirs propres à la condition humaine signifie tout à la fois la mort et l’apaisement.
Christoph Prégardien connaît trop bien son Schubert pour ne pas saisir tout cela, lui qui a enregistré plusieurs fois Le Voyage d’Hiver, sous différentes formes (au piano avec Michael Gees, au piano-forte avec Andreas Staier, et même dans une version orchestrée par Hans Zender et dirigée par Sylvain Cambreling). Dans une forme de théâtralisation assumée et remarquable, surtout de la part d’un chanteur qui, tout au long de sa carrière, a si souvent préféré le récital à l’opéra, il propose trois actes.
Le premier montre un Wanderer presque rageur – hors de lui à cause du dépit amoureux, déçu, aigri et revanchard. L’option peut déconcerter : « Gute Nacht » a quelque chose d’une marche entêtée, « Erstarrung » est prise avec une violence qui malmène la voix, toujours jeune de timbre, mais en délicatesse avec son registre aigu, « Wasserflut » connaît à peu près le même traitement, et même « Der Lindenbaum » ne ménage guère de pause, tant sa partie centrale est véhémente. Le style, pourtant, demeure d’une parfaite lisibilité et évite les débordements ; l’élégance, même tourmentée, reste ici de mise. Elle ne quitte pas non plus le « deuxième acte » de ce Voyage d’Hiver, qui débute avec « Irrlicht » : cette évocation hallucinée (et relevant, dans son inspiration, du plus pur romantisme allemand) des feux-follets nous mène sur une voie où la vie s’éloigne en même temps que le réel s’évapore. Les images trompeuses de « Frühlingstraum », les sarcasmes amers de « Die Post », l’éblouissement de « der greise Kopf », où le narrateur se croit devenu vieillard, Prégardien les désosse, en fait saillir les spectres et les chimères avec un sens du détail confinant à l’abstraction. D’autres que lui s’y perdraient ; à l’aise dans les demi-teintes et les insinuations, le ténor y révèle, au contraire, ce que son art peut, aujourd’hui, réserver de plus beau. Et prépare la suite : un troisième et dernier acte qui, de l’étrange soulagement de « Letzte Hoffnung » à l’ivresse morbide de « Mut ! », nous mène naturellement vers un « Leiermann » inoubliable, étrangement ouaté, où chaque mot nous semble parvenir d’un autre monde.
C’est évidemment bouleversant, et cela mériterait un pianiste tout aussi inspiré ; Ulrich Eisenlohr démarre « Gute Nacht » sur un rythme presque martial correspondant, a priori, aux intentions du chanteur. Hélas, par la suite, il n’aura pas autant de facilités à nuancer son propos et à varier ses couleurs. Majoritairement cantonné au mezzo-forte, son jeu parfois brutal veut se rattraper avec de longs silences qui menacent la ligne musicale davantage qu’ils parviennent à installer une atmosphère (« Einsamkeit »). En bis, « Nacht und Träume » le montre pourtant à l’unisson de Pregardien pour offrir, pianissimo, un moment de musique pure, au-delà même du chant et du théâtre.