Désarticulant le mythe d’Orphée pour en extraire le pire drame de toute vie humaine : la perte inexorable de l’être aimé, c’est en philosophe que Claus Guth a bâti une vision capable de toucher au cœur le public d’aujourd’hui. Après qu’une incarnation féminine de La Musique nous a invités à écouter sa fable, le grand rideau blanc s’ouvre sur un décor à demi-dévoilé où gît le cadavre recroquevillé d’un Orphée en costume de businessman. Flashback immédiat ; Orphée se relève et commence son voyage à reculons avant de franchir le Styx pour retourner au grand tout. Il habite alors dans une maison cossue. L’architecture et le mobilier stéréotypés avec escalier central évoquent un quartier chic de quelque métropole occidentale. Foin de nature luxuriante ; c’est là qu’une bande de joyeux drilles, sommairement vêtus de péplums et coiffés de couronnes de lauriers, débarquent afin de transformer le lieu en un grotesque simulacre de décor antique où l’on va célébrer les noces de leur ami avec sa bien-aimée. Cette sorte de folie bachique désorganisée n’empêche pas Orphée d’exprimer son bonheur intense dans un chant sublime « Rosa del ciel », auquel répondent les voix mélodieuses des nymphes et bergers de pacotille, tandis que, pour le plaisir des oreilles, se succèdent canzonette avec ornementations joliment exécutées, chœurs et danses accompagnées par le continuo et ponctuées par les ritournelles caractéristiques de la savante écriture de Monteverdi. La fête continue dans le plus grand désordre jusqu’à l’arrivée de La Messagère dont la poignante lamentation annonçant la mort d’Eurydice, mordue par un serpent, fait basculer l’action dans la tragédie qui va précipiter Orphée dans une chute solitaire et irrationnelle.
Si la première partie semble la parodie d’un péplum hollywoodien, la seconde cherche plutôt ses sources d’inspiration cinématographique dans le fantastique à la Cocteau : miroirs brisés et traversés, blessures sanglantes, dédoublement, fantômes. Le décor reste en place. Des éclairages angoissants et des projections vidéo (quelque peu sommaires) se chargent d’évoquer les Enfers et leur chemin barré par un Charon mafioso et alcoolique, fumant un joint pour se détendre. Utilisant tout l’espace avec ses deux niveaux reliés par cet immense escalier, toute la suite s’accommode du même dispositif scénique, ô combien symbolique, jusqu’au moment où Orphée saisi par le doute commettra l’erreur fatale qui fera mourir Eurydice une seconde fois. C’est alors que la mise en scène de Claus Guth prend toute sa force émotionnelle. Au bout de ce voyage de noces macabre mais imaginaire, Orphée choisit de rejoindre son Eurydice en se donnant la mort dans un dernier sursaut bouleversant.
Après tant d’autres propositions scéniques, ce qui fait la réussite de cette production audacieuse voire incongrue, c’est l’excellence de tous les interprètes. Citons en premier lieu, le rôle-titre tenu par le jeune baryton Gyula Orendt, formé à Budapest. Autant par son chant engagé, nuancé et profondément émouvant (magnifique « Possente spirto ») que par son expressivité corporelle, proche de l’art du mime, il incarne un Orphée, combatif et victime, sorte de pantin humain voué au néant. Sa partenaire, Emöke Baràth, issue de la même Académie hongroise et dotée d’une voix pure et musicale est une Eurydice de rêve. Quant à l’excellente soprano catalane, Carol Garcia, elle assure brillamment les trois autres principaux rôles féminins de la partition (La Musique, la Messagère, et l’Espérance). Le reste de la distribution est plus que satisfaisant. On distingue notamment la charmante Proserpine d’Elena Galitskaya.
Il reste à féliciter le Chœur de l’Opéra national de Lorraine et à rendre un hommage appuyé à Christophe Rousset et à son ensemble Les Talens lyriques pour leur présence tant elle semble évidente en dépit de ce qui est donné à regarder. C’est sans nul doute cet accord quasi miraculeux entre la fosse et la scène qui procure à ce spectacle irrévérencieux toute sa cohérence.