Le rôle des musiciennes de l’Italie baroque est encore mal connu. Certes, l’Ospedale della Pietà – où officia Vivaldi, après tant d’autres – est dans tous les esprits, mais Venise, l’orgueilleuse, l’émancipée, berceau de l’édition musicale, joua un rôle essentiel dans l’accès et la formation à la musique des femmes. Le chant au luth, plus que la polyphonie, correspondait à la tradition musicale vénitienne la plus authentique (deux livres de Francisco Bossinensis publiés dès 1509 et 1511 par Petrucci).
Le programme original élaboré par William Shelton, à côté de la figure de Barbara Strozzi, maintenant reconnue comme une personnalité majeure, permet de découvrir d’autres compositrices d’un égal intérêt. Ainsi Maddalena Casulana de Mezari, dont on ne sait que peu de choses, sinon qu’elle édita à Venise ses deux livres de madrigaux (chez Girolamo Scotto, en 1568 et 1570), première femme à accéder à cette diffusion (*). Ainsi Antonia Bembo, élève de Cavalli, comme Barbara Strozzi, qui quitta son mari violent pour gagner la France, où, protégée de Louis XIV, elle chanta et composa une œuvre considérable (conservée à la BnF). Quant à Anna Bon di Venezia (1739-1767 ?), née de parents musiciens, virtuose formée à l’Ospedale della Pietà, elle exerça ses talents en Allemagne (Bayreuth, puis en Saxe). Chanteuse, claveciniste, elle nous laisse des sonates pour clavecin, des sonates en trio. A ces figures représentatives de l’apport des femmes à la vie musicale baroque, ont été associés deux extraits d’opéras de Francesco Cavalli (Apollo e Dafne, et l’Erismena). Enfin, des pièces instrumentales (Robert de Visée, Corbetta, Kapsberger) représentatives de la littérature pour luth ou guitare du temps, permettent de renouveler le matériau sonore et d’apprécier le talent de Léo Brunet jouant des deux instruments.
Sans entrer dans le détail de chaque pièce, il faut souligner les qualités de dynamique que nos deux complices leur impriment. L’équilibre et la connivence gouvernent leur rapport : la clarté des lignes, y compris instrumentales, la beauté des timbres suffisent à séduire l’auditeur, fût-il étranger à ce répertoire. La variété des pièces concourt à cette réussite : de la vivacité primesautière de La fanciulla semplice (Barbara Strozzi) à la plainte émouvante du Lamento della Vergine (la plus connue des œuvres d’Antonia Bembo, publiée dans son recueil Produzioni Armoniche…40 Pezzi sacri), c’est un constant bonheur. Les chaleureux applaudissements du nombreux public lui vaudront un bis, qui, bien que contemporain, s’inscrit dans le propos : « Elegia a Venezia », une pièce fort bien venue de Marina Valmaggi, Vénitienne de notre temps.
William Shelton présente chacune des pièces et des compositrices avec pertinence et simplicité. Seul – petit – regret : les textes chantés ne sont pas communiqués, alors que, faute de leur édition papier, leur projection aurait permis au public de s’approprier davantage cette dimension essentielle des mélodies chantées, et de les apprécier encore davantage.
Léo Brunet, disciple d’Hopkinson Smith, est un remarquable luthiste. Son jeu, délié, clair et virtuose tant du théorbe que de la guitare baroque, en fait un des plus brillants jeunes interprètes de sa catégorie. Les trois pièces qu’il nous offre en soliste confirment son art, celle de Corbetta, virtuose, tout particulièrement.
Sonore, chaleureuse, aux graves solides, ductile, au soutien constant, d’une rare pureté d’émission, aux colorations séduisantes, toujours au service du texte et de sa musique, la voix de William Shelton, découverte à l’occasion de concours prestigieux dont il a été le lauréat, s’est épanouie, a gagné en assurance. L’ornementation subtile et appropriée, les finales, d’une incroyable longueur et douceur de voix forcent l’admiration. L’intelligence profonde des œuvres et de leur style par nos deux interprètes n’appellent que des éloges.
La relève la plus brillante de la première génération des contre-ténors, comme des luthistes, est assurée.
(*) Dans une préface, elle déclare « Je veux montrer au monde, autant que je le peux dans cette profession de musicienne, l’erreur que commettent les hommes en pensant qu’eux seuls possèdent les dons d’intelligence et que de tels dons ne sont jamais donnés aux femmes. »