La reconstitution d’offices et de fêtes religieuses est devenue chose courante aujourd’hui. Paul Mc Creesh à la tête de ses merveilleux Gabrieli Consort & Players fut un des premiers à en proposer et, après la fête du couronnement du Doge Marino Grimani en 1595 (magnifique disque chez Virgin), il se lança en 1996 (enregistrement Archiv, un peu moins réussi que le précédent) dans la reconstitution de la fête de juillet 1608 à La Scuola Grande di San Rocco de Venise. On possède un étonnant témoignage de cette fête grâce au récit – aussi enthousiasmé qu’imprécis quant aux œuvres jouées – d’un certain Thomas Coryat. Tout juste peut-on juger d’après son long récit le nombre d’instruments (par exemple 7 orgues !) et de chanteurs, la splendeur des musiques et des interprètes, bref, de la magnificence de l’ensemble.
Roland Wilson propose une reconstitution du même événement et partage quelques points communs avec Mc Creesh. Dans les deux cas, le compositeur central reste Giovanni Gabrieli qui avait pris les fonctions d’organiste à San Marco en 1585 mais qui fut très certainement employé par la confrérie de San Rocco, ainsi que des musiciens de la cappella de San Marco, pour assurer le faste nécessaire à cette fête très importante de la Sérénissime. A côté de ce maître de la polychoralité, sont présentés par Roland Wilson des œuvres de Barbarino et surtout de Alessando Grandi absolument superbes.
C’est donc force Canzon, Sonata et motets jusqu’à 20 parties différentes qui nous furent proposés par la trentaine de musiciens présents pour cet admirable concert. L’alternance heureuse entre motets ou Canzon grandioses et pièces plus intimes ne fatigue jamais l’écoute. Wilson propose même de quitter cette somptueuse fête à petits pas puisque l’on passe d’un motet à 17 parties à un autre à 8 puis à une chaconne jouée par les deux chitarrones (hélas un peu désaccordés…).
Ce répertoire est en outre fascinant en ce sens qu’il permet de mesurer le passage de la Renaissance à l’ère baroque. Si la Quinte à vide qui termine la Canzon a 12 et l’écriture en « cori spezzati » (différents groupes se répondant) sentent bon la Renaissance, on remarque par ailleurs que la basse commence à avoir un rôle prédominant, que le chromatisme devient porteur d’une charge expressive de plus en plus importante (Heu Mihi, Sonata a 3 violini, Misericordia a 12) tandis que les motets à voix seule annonce déjà les affetti baroques.
Au fur et à mesure de ce concert, où tous les musiciens sont sollicités, on a pu mesurer l’excellence des artistes réunis à commencer par deux chanteurs solistes magnifiques. Le contre-ténor Alex Potter dont la puissance et la maîtrise de l’organe, avec notamment des aigus ronds, de très beaux graves et un remarquable passage au registre de poitrine lorsque cela s’avère nécessaire, est étonnante. Le soin des phrasés, de l’ornementation et l’émotion qu’il insuffle, par exemple dans le superbe « O quam pulchra es » de Grandi, parachèvent la performance de cet artiste remarquable et très attachant.
Le ténor Markus Brutscher impressionne tout autant avec une voix dont la longueur et, là encore, la puissance et la maîtrise sont confondantes. Capable de dominer largement la masse instrumentale comme d’alléger le timbre dans de magnifiques demi-teintes, Markus sait lui aussi rendre captivant tout ce qu’il chante. Autant dire que les pièces qui permirent à ces deux chanteurs de se répondre furent particulièrement impressionnantes.
Devant ces colosses, les autres chanteurs restent un peu dans l’ombre, à commencer par un chœur assez discret, mais ne déméritent pas, notamment les ténors dont les parties sont parfois excessivement aiguës.
Les solistes instrumentaux sont à la fête et prennent visiblement grand plaisir à exécuter cette musique qui les met tant en valeur. Chitaronnes, violons, cornets, dulciane, sacqueboutes s’en donnent à cœur joie et offrent une beauté et une finesse de jeu vraiment excellentes. Il n’est pas jusqu’à l’organiste qui exécute magnifiquement une Toccata de Gabrieli pour parfaire cette réunion de superbes artistes.
Si l’on aurait souhaité parfois un peu plus de vivacité, par exemple dans un Jubilate Deo manquant justement de jubilation, si l’on rechigne sur une Canzon a 10 un peu flottante, on admire sans réserve une magnifique Sonata Pian e Forte ou une direction raffinée dans le In Ecclesiis ou le Benedictus a 8. La lisibilité de l’ensemble est soignée, notamment dans les pièces aux nombreuses parties.
On ressort de ce concert le sourire aux lèvres tant l’allégresse qui s’en est dégagée, la profusion de sonorités enveloppantes et la splendeur des chanteurs et musiciens furent enthousiasmants.