Le Gran Teatre del Liceu entretient depuis toujours un rapport privilégié avec les œuvres de Richard Wagner1 et notamment avec son testament musical : Parsifal 2. La première de cette nouvelle production marquait la centième représentation de l’ouvrage au Liceu en même temps qu’elle clôturait le grand-œuvre de Claus Guth, qui signait là sa dixième mise en scène, sur dix ans, des dix principaux opus du Maître de Bayreuth.
A la différence de la récente production de Romeo Castellucci à La Monnaie de Bruxelles, le scénographe allemand ne s’intéresse que faiblement à l’aspect mystico-religieux du propos wagnérien. C’est plus la question du devenir d’une Humanité souffrante, sans cesse ballottée par le tourbillon et les vicissitudes de l’Histoire, qui semble le préoccuper. Quoi qu’il en soit, la hauteur de vue de sa vision dramaturgique est de bout en bout fascinante.
Il situe ainsi l’action entre la fin de la Première Guerre Mondiale (Acte I) jusqu’à l’orée de la Seconde (Acte III), les « Années folles » illustrant l’Acte II. Le fameux château de Montsalvat est transformé en hôpital où les moines-chevaliers sont remplacés par des soldats soit grièvement blessés ou rendus complètement déments par les atrocités de la guerre. Le monumental et magnifique dispositif scénique, imaginé par Christian Schmidt, reste le même pendant les trois actes. Mais, habilement disposé sur un plateau tournant, il ne cesse de proposer des tableaux différents au gré d’une rotation quasi chorégraphique, venant « casser » l’idée de statisme à laquelle on associe souvent Parsifal. L’utilisation d’images vidéos, comme souvent chez Guth, est fortement prégnante, telle la célèbre scène de « L’enchantement du Vendredi Saint », scandée par des images d’un conflit armé et de son inévitable cortège de destructions et de désolation.
En parallèle à cette grande fresque collective, une autre histoire, plus intime, vient ouvrir et fermer le spectacle. Durant le prélude, on assiste à la dispute entre Amfortas et Klingsor, considérés ici comme frères et donc fils de Titurel, lequel marque ostensiblement sa préférence pour Amfortas comme futur roi. Sur ce, Klingsor quitte la pièce en manifestant violemment son courroux et en proférant force menaces. A la toute fin de l’opéra, tandis que retentissent les dernières mesures, on voit Klingsor venir s’asseoir auprès d’Amfortas – alors que leur père vient de mourir – scène muette de réconciliation. Ces images sont d’autant plus fortes que la scène qui les précède nous montre tout autre chose : on y voit Parsifal endosser l’uniforme nazi juste après avoir été choisi pour remplacer Amfortas à la tête des chevaliers-soldats…
Klaus Florian Vogt prête au héros son merveilleux timbre, d’une clarté et d’une lumière sans égales aujourd’hui parmi les chanteurs wagnériens. Certes, la voix impressionne plus en termes de projection que de puissance, mais l’aigu n’en demeure pas moins insolent, d’un rayonnement que l’on qualifiera de solaire. La ligne de chant est irrésistible les trois actes durant, agissant comme un baume, jusqu’à un « Nur eine Waffe taugt » d’anthologie, lequel communique à l’auditoire une véritable ivresse. Avec son physique d’adolescent naïf, idéal pour incarner le « chaste fol », il s’avère incontestablement le Parsifal le plus complet et le plus convaincant du moment.
Anja Kampe, dans le rôle de Kundry, fait preuve elle aussi d’une fort belle présence scénique, sans atteindre toutefois le charisme magnétique d’une Waltraud Meier. Si la voix est parfaitement maîtrisée sur toute la tessiture et l‘aigu très sûr, son « Lachte ! » est néanmoins loin de vous pétrifier, comme c’est systématiquement le cas avec son illustre homologue et compatriote.
Le superbe Hans-Peter König campe un Gurnemanz de rêve. Grave et sonore, imposant autant qu’endurant, il déborde surtout d’une humanité confondante dont l’expression toute naturelle bouleverse. Chantant sa partie comme un lied, il s’impose comme un des meilleurs titulaires actuels du rôle. Alan Held, en Amfortas, ne lui cède en rien en dignité et en noblesse, et donc en émotion. Le baryton américain allie à la ductilité de la voix un investissement dramatique impressionnant, dessinant un roi torturé et halluciné qui lui vaut une ovation méritée aux saluts. La prestation du baryton israélien Boaz Daniel, dans le rôle de Klingsor, se situe, en revanche, un cran en dessous de celle de ses partenaires. Un manque flagrant (et rédhibitoire) de causticité et de noirceur, tant dans la voix que dans l’incarnation, fait de lui un sorcier bien pâle. Si le Titurel d’Ante Jukernika n’appelle aucun reproche, les Filles-Fleurs sont, quant à elles, toutes à oublier du fait des cris d’orfraie qu’elles émettent en guise d‘aigus !
Après une exécution bien mollassonne de La Dame de pique au printemps dernier in loco, Michael Boder prouve qu’il a bien plus d’affinités avec le Bühnenweihfestspiel wagnérien qu‘avec le romantisme russe. Avec des tempi plutôt souples et étirés – parfaits pour les Actes I et III, un peu moins au II où on aurait préféré plus de mordant – le maestro allemand obtient de l’Orquestra Simfonica del Gran Teatre del Liceu un fondu orchestral, entre grandeur et mysticisme, enthousiasmant. Très sollicités tout au long des trois actes, le chœur maison, remarquablement préparé par José Luis Basso, mérite les plus vifs éloges pour sa fantastique cohésion et un impact dramatique qui donne maintes fois le frisson.
Bref, une soirée d’enchantement et une réussite supplémentaire à mettre au crédit du directeur artistique du Liceu, le perspicace Señor Joan Matabosch.
1 Pas une seule saison, depuis plus d’un siècle, sans que l’illustre théâtre catalan n’ait affiché au moins une œuvre du génial compositeur.
2 C’est en effet au Liceu qu’eut lieu la première exécution (légale) de Parsifal, en dehors des murs du Festpielhaus de Bayreuth qui avait l’exclusive des représentations de l’ouvrage jusqu’au 31 décembre 1913 inclus. Attendant les douze coups de minuit, cette Première mondiale (officielle) put ainsi avoir lieu…pour finir un peu après les cinq heures du matin du 1er janvier 1914 !