Mort en juin 1826 quelques semaines après la création londonienne d’Obéron Weber n’aura pas connu la version allemande du livret représentée six mois plus tard à Leipzig. Arguant de cet « inachèvement » certains se sont permis de retoucher l’œuvre. Daniele Abbado, metteur en scène surtout connu en Italie, y trouve le prétexte pour, comme il le proclame dans le programme de salle, « rendre à (Oberon) sa crédibilité aux yeux du monde actuel ». La solution qu’il propose consiste à condenser dix personnages en un seul, « le Narrateur », chargé d’opérer « d’une manière quasi dialectique un commentaire critique constant. »
Si l’on comprend bien, Daniele Abbado estime que sa mission comporte le toilettage des œuvres et l’éducation du spectateur. Or, ne lui déplaise, c’est pour l’histoire incroyable d’Obéron que Weber a composé la musique, et non pour représenter « la réalité… (de) contrées lointaines ». Lorsqu’en 1824 l’impresario Charles Kemble lui propose, dans la foulée du succès que remporte Le Freischütz auprès des Londoniens, de réunir personnages d’épopée médiévale, atmosphère « orientale » évocatrice des Mille et Une Nuits et merveilleux féérique au patronage shakespearien, le musicien accepte volontiers. S’il découvre ensuite que le découpage du livret ne correspond plus à sa conception de l’opéra, celle d’une continuité musicale, il n’en honore pas moins son contrat, résolvant le problème par des transitions dont la variété, la brièveté et l’efficacité laissent béat. Ainsi crée-t-il le sentiment d’unité, donnant à l’auditeur émerveillé l’illusion d’une suite d’enluminures dans un grand livre de contes.
Cette impression, peut-être les décors d’Angelo Linzata, avec la butte matricielle et les panneaux déconcertants, les lumières de Guido Levi et, à la rigueur, les vidéos de Luca Scarzella pourraient-ils la produire. Malheureusement le souci commun à tous les amis du peuple de ne pas le laisser mourir idiot conduit à truffer les images projetées d’images empruntées à l’actualité contemporaine ; comme la réécriture de Ruth Orthmann va dans le même sens, – la pratique, licite pour les satires d’Offenbach, est ici intempestive – le miracle accompli par le compositeur se heurte maintes fois à cet interventionnisme anachronique. Les costumes de Giada Palloni, plutôt seyants pour Rezia et Fatime, vont de l’anonyme pour les chœurs au marqué pour ceux des figurants, qui semblent échappés d’une obsession commune à Bob Wilson et Pier Luigi Pizzi. Quant à la chorégraphie de Simona Bucci, admettons-le : en dehors des seins visibles sous la mousseline pendant le ballet au harem et la séquence d’aquagym, ses clefs nous ont échappé.
Le travail de Daniele Abbado repose donc sur l’omniprésence de ce narrateur chargé d’éclairer et de démystifier l’histoire. Passons sur l’incongruité consistant à accepter de mettre en scène une œuvre que l’on n’apprécie pas telle qu’elle est. Le résultat de cette manipulation est de faire disparaître du tableau des personnages qui, bien que secondaires, participaient de l’imagerie générale et contribuaient à l’impression d’ensemble. Cela nous donne l’impression de lacunes dans la tapisserie, et le sentiment de frustration est d’autant plus fort que la présence de ce narrateur est envahissante, comme par exemple dans le numéro au parapluie blanc pendant le grand air de Rezia. Quand cette manipulation est présentée comme une bonne action, que la disparition des didascalies dans le livret proposé au spectateur le prive d’un élément d’appréciation, l’esprit critique ne doit-il pas s’exercer ?
A cette déception sur le plan du spectacle s’en ajoute une autre, relative, sur le plan musical. Sa direction enthousiasmante d’Euryanthe en concert, l’an dernier, qualifiait Rani Calderon pour cet Oberon. Est-ce le changement de lieu et d’acoustique ? Alors l’équilibre sonore réalisé avait splendidement rendu la relation de dialogue concertant entre l’orchestre et les chanteurs si caractéristique de Weber ; ce soir on est plutôt dans un rapport de joute, qui conduit parfois les seconds à chanter fort, au détriment de la souplesse au charme immédiat et si prenant de cette musique. Sans doute il ne s’agit que de nuances, mais c’est leur nombre, leur subtilité, leur délicatesse qui enchantent quand elles sont délivrées dans leur totalité. Non que l’orchestre soit inférieur à la tâche, loin de là ; mais l’accent nous semble mis à l’excès sur les trouvailles orchestrales annonçant Wagner, et quelque chose de la fluidité caressante, de la fraîcheur des rythmes dansants de Haydn dont Weber a retrouvé le secret et qu’il enchaîne comme un oiseau chante s’est estompé.
Comédien acceptable, Klaus Florian Vogt n’a rien perdu de ses éminentes qualités vocales ; s’il semble parfois pousser son émission, pour le motif indiqué plus haut, il apporte à Huon son étendue remarquable et la limpidité de son timbre et de sa projection. La Rezia de Ricarda Merbeth, bien qu’un peu mûre, conserve un bon contrôle du vibrato et une fraîcheur d’accent satisfaisante ; elle affronte le rôle avec les honneurs, y compris l’air à l’Océan (qui fut longtemps au programme des récitals de la jeune Maria Callas) et les acrobaties vocales par lesquelles Weber paya – probablement à son cœur défendant – son tribut au culte rossinien alors célébré à Londres.
Le reste de la distribution, hormis – un accident de déglutition ? – le Scherasmin d’ Arttu Kataja, qui s’engorge au début du célèbre « Sur les bords de la Garonne », ne mérite que des compliments, de la Nymphe de la mer d’Adrineh Simonian au Puck largement sacrifié de Silvia de la Muela. Mentions spéciales pour Tansel Akzeybek, dont l’Oberon ne pâlit pas de l’éclat de Huon, et pour Roxana Constantinescu, dont la Fatime désinvolte et musicale laisse bien augurer de sa future Dorabella in loco. Les chœurs méritent leur part de lauriers, tant pour leur vaillance que pour leur subtilité à la fin du premier acte. Lauriers qu’on ne saurait refuser à Volker Muthmann, mystérieusement absent de la distribution alors qu’il lui échoit d’être le Narrateur ; il s’acquitte inlassablement de ce rôle interventionniste avec tous les dons développés par une pratique de multiples arts du spectacle.
La réussite d’Euryanthe nous avait fait attendre avec impatience cet Obéron. Notre sentiment final, au regard des moyens mis en œuvre et malgré la satisfaction d’entendre en direct une partition aussi remarquable, est celui d’une belle occasion manquée. Pourquoi refuser au spectateur actuel le plaisir de s’émerveiller au premier degré, si l’œuvre n’en demande pas davantage ?