Imaginons. Imaginons la représentation d’un opéra où la musique et l’action théâtrale se fondraient en une seule et même chose. Imaginons que les différents interprètes deviennent de véritables personnages. Imaginons que les personnages autant que la lecture du drame soient d’une vérité si criante qu’une magie recherchée se produirait : celle de l’illusion complète. Imaginons tout cela. Le spectateur, assurément, serait saisi en son sein par une expérience supérieure : selon que le moment de l’action soit comique, ou tragique – ou terrifiant – il serait certes bouleversé, époustouflé, mais bien plus que cela, il aurait envie de se lever, de crier, ou de pleurer. A ce moment là, il n’y aurait plus, d’un côté, les qualités musicales, de l’autre, les qualités scéniques. Il n’y aurait plus qu’une action faite constamment et simultanément de musique et de théâtre – sans que, petit miracle, les conventions musicales ne gênent en rien l’illusion.
Ce que nous venons d’imaginer, c’est ce vers quoi a tendu l’opéra de Berne, ce dimanche passé, dans son Don Giovanni. Pas à la perfection, certes, surtout d’un point de vue musical, mais la proposition est trop exceptionnelle pour que le spectateur de ce début de XXIe siècle, trop souvent confronté à de « bons chanteurs » dans une production « intéressante », n’en relève pas l’importance fondamentale : Elisabeth Linton nous fait redécouvrir l’essence même du spectacle en général, y compris de l’opéra. Non pas une idée révolutionnaire, ou une scénographie prétentieuse, mais, et c’est là ce qui rend ce Don Giovanni fabuleux : l’intelligence absolue de la lecture de l’œuvre – sous tous ses aspects -, réalisée par une direction d’acteurs exceptionnelle, toutes deux concourant à créer la véritable illusion théâtrale. Alors, certes, les décalages entre la fosse et la scène étaient beaucoup trop nombreux, certes, Andreas Hermann est sans aucun doute le pire Don Ottavio qu’il nous ait été donné d’entendre – vocalises bloquées, voix coincée, une sorte de confusion entre ténor mozartien et Knödeltenor -, et certes Fabienne Jost en Donna Elvira a l’aigu qui couine, l’émission rectiligne et l’intonation imprécise. En revanche, la Donna Anna de Simone Schneider est d’une perfection glaçante et superbe, la voix égale sur toute la tessiture, la Zerlina de Anne-Florence Marbot est une garce de tout premier ordre, le Leporello de Carlos Esquivel fait une très bonne basse bouffe et surtout, le Don Giovanni de Robin Adams est brillamment incarné. Mais l’essentiel est bien au-delà de tout cela : la cohérence et la force du tout impliquent qu’une déconstruction en parties n’a pas de sens. Si l’opéra est un art total, ce Don Giovanni a rappelé dimanche ce que devait être un opéra. Qu’on se le dise.